Aller au contenu

Soutenabilités ! Orchestrer et planifier l’action publique

Comprendre PAROLE PUBLIQUE oct. 2022

Johanna Barasz et Hélène Garner (coord.), Julien Fosse, Mathilde Viennot, Emmanuelle Prouet, Émilien Gervais, Anne Faure, France Stratégie

FranceStratégie

Cet article a été publié dans la revue PAROLE PUBLIQUE n°29 d'octobre 2022 à découvrir ici

 

Le dernier rapport du GIEC est clair : c'est maintenant qu'il faut agir ! L'urgence climatique est indéniable et les coûts de l'inaction ne feront que croître. Mais paradoxalement, il faut parfois prendre le temps pour gagner du temps. Agir de façon durable, efficace et avec l'adhésion du plus grand nombre nécessite en effet de s'inscrire dans la durée. Planifier l'action publique en fixant des objectifs clairs et partagés, c'est la méthode que nous avons élaborée dans le rapport Soutenabilités ! Orchestrer et planifier l'action publique.

Une méthode pour rénover la fabrique des politiques publiques, réapprendre à planifier et construire une action publique durable, systémique et légitime.

À l'issue de deux ans de travaux et d'un séminaire pluridisciplinaire associant de nombreux contributeurs externes, France Stratégie a publié début mai 2022 le fruit de ses réflexions. Constatant les conflits de soutenabilités qui agitent nos sociétés et dégradent notre environnement, le rapport propose une méthode pour rénover la fabrique des politiques publiques : il s'agit de réapprendre à planifier pour « orchestrer les soutenabilités » et pour construire une action publique durable, systémique et légitime.

Le concept de soutenabilités peut être la colonne vertébrale d'un nouveau référentiel de l'action publique visant à répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures.

La crise des Gilets jaunes l'a montré : la principale difficulté pour rendre l'action publique soutenable est de répondre dans le même temps aux enjeux environnementaux, sociaux, économiques, technologiques et démocratiques auxquels nous sommes confrontés. Comment concilier « fin du mois et fin du monde » ? Les enjeux sont d'autant plus complexes qu'ils se croisent, s'opposent et interagissent : ce sont les « conflits de soutenabilités ».

Pour repenser l'action publique à l'aune de ces confits, les pouvoirs publics ont besoin non seulement d'une boussole pour identifier la destination à atteindre, mais surtout d'une carte pour prendre du recul et avoir une vision d'ensemble sur les chemins à choisir, les obstacles à négocier et les étapes à franchir… Pour concevoir cette nouvelle carte de l'action publique qui prenne en compte à la fois les différentes temporalités du politique, la fragilité des équilibres sociaux et la finitude des ressources exploitables, le concept de « soutenabilités » nous est apparu particulièrement adapté et fécond. Il peut servir de colonne vertébrale à un nouveau référentiel de l'action publique visant à répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins. Pour être « soutenables », les politiques publiques doivent être à la fois durables, systémiques et légitimes.

Concilier fin du mois et fin du monde ? Les conflits de soutenabilités sont des enjeux complexes qui se croisent, s'opposent et interagissent.

Durable car il leur faut intégrer à la fois le temps long et la raréfaction des ressources. Il s'agit de mieux articuler présent et futur en définissant des objectifs de long terme qui sont à prendre en compte dans les arbitrages dès aujourd'hui. L'action publique doit reposer sur une vision qui résulte de choix politiques et sur une stratégie qui sache dessiner les trajectoires souhaitables, anticiper les impacts des politiques menées et reconnaître les risques et les incertitudes inhérents à l'avenir.

Systémique car les conflits de soutenabilités imposent une prise en compte de l'interaction entre toutes les dimensions des politiques publiques. Il s'agit de se doter des moyens politiques, administratifs et intellectuels pour arbitrer dans un univers à la fois complexe, incertain et conflictuel. Cette complexité peut constituer un frein à l'action, mais sa mise en lumière peut aussi devenir un accélérateur de changement si on parvient à transformer les conflits en objets démocratiques.

Légitime car si plusieurs chemins existent pour résoudre un conflit, ils doivent être explicitement présentés aux citoyens et faire l'objet de choix démocratiques. Dans le contexte actuel de défiance envers les institutions, il ne s'agit pas seulement de rendre acceptables des décisions difficiles mais de faire en sorte que celles-ci résultent de préférences collectives. La sobriété, l'articulation des besoins et des ressources, la juste répartition des efforts nécessités par la transition écologique peuvent constituer des occasions de renouvellement démocratique, voire de refonte de notre contrat social, autant que des facteurs de complexité pour le débat.

Pour mettre en oeuvre des politiques publiques soutenables, il faut se doter d'une méthode. Une planification d'un nouveau genre définie dans une stratégie nationale pourrait préciser les objectifs de long terme mais aussi montrer les chemins multiples pour y parvenir – à dix, vingt ou trente ans. Car la nécessaire décarbonation peut emprunter des voies différentes. Il nous paraît à la fois inefficace et délétère de fonder un récit des soutenabilités sur l'idée « qu'il n'y a pas d'alternative possible », pour reprendre le slogan néo-libéral de Margaret Thatcher (« TINA », pour « There Is No Alternative »). Les objectifs de décarbonation sont certes impératifs, mais il est indispensable de les articuler avec d'autres objectifs environnementaux, sociaux et économiques pour que la transition soit juste et source de bien-être collectif. La mise en oeuvre d'une telle planification nécessite de réorganiser la « machinerie » politico-administrative, pour fédérer les compétences et les instances existantes. Le rapport de France Stratégie propose que cette machinerie soit pilotée par un « orchestrateur » doté de fonctions multiples couvrant l'ensemble d'une stratégie nationale de long terme – de l'élaboration à la mise en oeuvre. Cet orchestrateur veillerait notamment à ce que cette stratégie soit élaborée et concrétisée dans un cadre démocratique garant de sa légitimité, ce que nous avons appelé un « continuum délibératif » permettant une meilleure complémentarité entre démocratie participative et démocratie représentative.

De nombreuses propositions existent aujourd'hui dans le débat public pour développer des instances de participation directe des citoyens. Des expériences ont été menées en France et ailleurs. Plusieurs objectifs peuvent être assignés à de telles initiatives : combler le fossé entre les processus de prise de décision politique et les citoyens ; rendre visibles en temps utile les opinions de la population pour éviter les « angles morts » de l'administration publique ; améliorer la qualité des projets et leur mise en oeuvre en impliquant la population et en intégrant expertise technique et expertise du quotidien….

Mettre en lumière la complexité peut accélérer le changement si on parvient à transformer les conflits en objets démocratiques.

Mais dans le contexte actuel, si elle veut conserver crédibilité et efficacité, la participation des citoyens ne pourra pas être mobilisée de manière sporadique, sur des sujets et des périmètres restreints, à des étapes peu décisives du processus d'élaboration de l'action publique, dans un but purement communicationnel ou informatif. Faire des différentes modalités de participation une composante essentielle de la fabrique de la décision constitue un enjeu majeur. Il ne s'agit pas d'imaginer à tout prix de nouvelles instances et encore moins d'affaiblir la démocratie représentative – bien au contraire, s'agissant de son bras législatif – mais de repenser le lien entre participation des citoyens et décision politique, de mieux articuler démocratie participative et démocratie représentative pour les renforcer mutuellement.

Le rapport de France Stratégie propose d'organiser les différents formats et moments de la participation dans un continuum qui irait de l'amont de la décision politique à la mise en oeuvre de l'action publique. Il s'agit d'élaborer une vision commune, de formuler des objectifs, mais aussi d'évaluer les politiques menées pour éventuellement les infléchir.

Il est inefficace et délétère de fonder un récit des soutenabilités sur l'idée que « There Is No Alternative » (TINA).

Plusieurs conditions doivent être réunies. Tout d'abord, le recours à la participation citoyenne n'aura de « capacité de légitimation » que si la volonté politique existe pour que cette parole soit prise en compte. Il faut une règle du jeu initiale claire sur les débouchés attendus de cette procédure, sur l'utilisation qui en sera faite par les décideurs, sur les contraintes existantes comme sur les marges de manoeuvre possibles. Le déroulement et le calendrier devront donc être articulés de manière transparente avec ceux de la décision politique ou de l'action administrative. Ensuite, la concertation doit arriver au « bon » moment pour être utile et prise en compte sans obérer les processus légitimes de la décision politique. Enfin, il faut veiller à coconstruire les questionnements, à rendre visibles les « controverses » et à bien identifier les parties prenantes. Tout cela nécessite un débat public nourri par une information ouverte, transparente et accessible à tous, traduite dans des documents lisibles, synthétiques, exploitables mais aussi réfutables.

Mieux articuler démocratie participative et démocratie représentative pour insérer participation citoyenne et décision politique dans un même continuum délibératif.

Différents outils existent déjà qui peuvent être mobilisés et repensés dans cette perspective. Les démarches étayées par une « mise en récit » sont des outils particulièrement féconds. On trouve par exemple de nombreux « scénarios » qui permettent de se projeter dans une société et une économie décarbonées à horizon 2050. Réalisés par des organismes publics – par exemple l'ADEME, des associations ou des think tanks –, ces exercices prospectifs varient par leur méthode, leur approche ou leur périmètre mais tous dessinent, autour d'un même objectif de décarbonation, des chemins divers pour y parvenir. Si la cible est commune, les moyens de l'atteindre diffèrent selon les technologies retenues et selon la plus ou moins grande sobriété de nos modes de vie. En proposant des visions du futur à la fois soutenables et désirables, ces récits sont un moyen d'alimenter le débat démocratique et de favoriser une appropriation par tous de ces enjeux, avant que s'opèrent les choix politiques qui guideront l'action publique. De tels outils de prospective permettent de faire dialoguer et délibérer différentes communautés et parties prenantes autour des transformations structurelles à réaliser. Pour être réellement utiles, ils doivent sortir des cercles initiés pour être relayés et médiatisés.

Visions du futur à la fois soutenables et désirables, les mises en récit alimentent le débat démocratique et favorisent l'appropriation des enjeux, avant que s'opèrent les choix politiques.

Dans la panoplie des outils mobilisables par l'orchestrateur pour mettre en œuvre une stratégie nationale des soutenabilités, le rapport de France Stratégie cite aussi ceux qui permettent de traduire visuellement les diagnostics sur l'épuisement des ressources naturelles ou de cartographier les chocs à venir et leurs déterminants. Plusieurs de ces outils prennent la forme d'une représentation graphique des « limites planétaires » : c'est par exemple le « diagramme du donut » imaginé par Kate Raworth, qui met en relation les limites environnementales et les besoins humains (eau, nourriture, santé, éducation, etc.) ou les cartographies des risques réalisées notamment par le National Risk Assessment du gouvernement britannique. On peut citer aussi les diagnostics multidimensionnels qui s'appuient sur les objectifs de développement durable (ODD) ou les nouveaux indicateurs de richesse, les différents types d'évaluations élaborées ex post et in itinere, les budgets verts ou encore les études d'impact des lois qui doivent renseigner les conséquences des lois et des budgets… Aujourd'hui insuffisamment mobilisés dans la fabrique des politiques publiques, tous ces outils peuvent pourtant permettre d'élaborer des politiques plus soutenables et constituer des supports pour organiser le débat sur les actions à mener.

Un débat public nourri par une information ouverte, transparente et accessible à tous, traduite dans des documents lisibles, synthétiques, exploitables mais aussi réfutables.

Si l'administration a besoin de développer une « culture partagée de la soutenabilité », il en va de même pour la communication politique. Les enjeux de la transition écologique sont aussi considérables que complexes… et souvent anxiogènes. Réussir à associer les citoyens à la définition d'une stratégie multidimensionnelle et à sa mise en œuvre relève souvent de la gageure. Comment faire prendre conscience de l'urgence et des limites sans provoquer une anxiété paralysante ? Comment communiquer sur ces défis ? L'objectif premier doit-il être d'éclairer le débat ou d'inciter à l'action ? Comment faire en sorte que la participation citoyenne se prolonge par une implication dans le suivi des mises en œuvre ? Sur tous ces points, la communication politique a un rôle déterminant à jouer pour contribuer à la soutenabilité de l'action publique.

Développer une culture partagée de la soutenabilité dans l'administration et dans la société, grâce à une communication politique repensée.

 

____________________

Auteurs du rapport Soutenabilités ! Orchestrer et planifier l'action publique, France Stratégie, mai 2022