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L’attractivité territoriale : un mythe à déconstruire

Comprendre PAROLE PUBLIQUE oct. 2022

Entretien avec Michel Grossetti, sociologue

Michel Grossetti
Sociologue

Cet article a été publié dans la revue PAROLE PUBLIQUE n°29 d'octobre 2022 à découvrir ici

 

_Pourriez-vous décrypter, pour en déconstruire les mécanismes, les raisons pour lesquelles le modèle de “l'attractivité territoriale” a pu devenir dominant dans les collectivités depuis 20 ou 30 ans ?

Michel Grossetti - Il faudrait analyser finement l'émergence et la diffusion de cette notion et des politiques qu'elle inspire ou justifie, ce que je n'ai pas fait précisément. J'ai plutôt travaillé sur la vérification des postulats sur lesquels elle se fonde, comme celle d'une forte mobilité des personnes très qualifiées par exemple. Cependant je peux avancer quelques hypothèses. Il me semble que l'idée selon laquelle les personnes très qualifiées, dans divers domaines, peuvent susciter la création d'activités et donc du développement économique a émergé de divers travaux académiques ou d'expertise. Combinée avec l'hypothèse d'une forte mobilité de ces personnes, cette idée a pu s'intégrer à un cadre général de raisonnement qui fait des entités spatiales (villes, régions, métropoles, etc.) des acteurs en compétition pour capter des ressources dans un vaste marché mondial. C'est ce qu'Olivier Bouba-Olga et moi avons désigné comme une mythologie. Il y a donc d'un côté un raisonnement qui semble répandu et séduisant. D'un autre côté il y a la tentation pour les élus ou leurs experts de trouver des sources de développement rapide et à moindre coût, comparativement aux investissements sur les services publics et les infrastructures. Il y a donc une certaine logique à la mise en œuvre de ce type de politique. A cela il faut ajouter les effets de mimétisme, qui font que les collectivités s'inspirent les unes des autres, ce qui favorise la généralisation des croyances comme des politiques qu'elles inspirent. Cette transposition aux entités géographiques d'un modèle interprétatif issu de l'économie me paraît très imprudente.

_Pouvez-vous approfondir votre remise en cause d'un postulat pourtant très partagé de la mobilité des populations dites “créatives” ?

MG - Nous avons testé, par une étude européenne à grande échelle, cette hypothèse de la mobilité dont auraient pu bénéficier treize villes dont certaines avaient mis en place des dispositifs pour “attirer” des métiers appartenant à la sphère de l'innovation. On s'est vite rendu compte que la plupart des répondants étaient nés localement ou avaient fait leurs études sur place et étaient restés. À peine 20 % à 25 % d'entre eux étaient venus “en cours de carrière”. Sachant par ailleurs que cette minorité qui a bougé ne l'a pas fait pour des “soft factors” (tous ces “atouts” souvent valorisés par les territoires en compétition) mais pour des raisons de mutation professionnelle ou pour des raisons familiales. Au fond, les classes créatives ont les mêmes besoins fondamentaux que tout le monde : l'éducation des enfants, la santé, les transports.

_N'y a-t-il pas une contradiction intrinsèque au marketing territorial, puisque tous les imaginaires finissent par converger et les territoires par se ressembler ?

MG - Disons qu'en cherchant à se différencier, les collectivités peuvent finir par faire toutes à peu près la même chose (par exemple à cibler les mêmes populations à attirer, les mêmes secteurs à développer, etc.), ce qui est un phénomène classique en sciences sociales. Elles pourraient peut-être accorder plus d'attention aux spécificités socio-économiques des espaces dont elles ont la charge. Il faut être réaliste sur ce qui existe et ce qu'on veut faire exister. Le dynamisme économique de certains territoires est le plus souvent le fait de politiques publiques menées depuis 40 ou 50 ans. Ça ne peut pas faire de mal de le rappeler et de chercher à en tirer un bénéfice. Par contre, vouloir attirer de façon générique des entreprises ou des populations n'est pas opérant et il semble peu raisonnable de mobiliser des budgets considérables pour des politiques fondées là-dessus. Il va de soi que si on a repéré telle entreprise ou telle administration, quelque part dans le monde, qui cherche à s'implanter en Europe ou en France et qui a déjà des liens avec le territoire, on peut tout à fait chercher à favoriser cette implantation.

_Dans un moment inédit de prise de conscience de l'urgence d'un nouveau modèle d'organisation territoriale, croyez-vous à l'émergence d'un modèle résilient pour les collectivités ? Comment faire partager ce nouveau “mythe” ?

MG - S'il s'agit de la capacité des espaces socioéconomiques à résister à des crises, sectorielles ou plus générales, des études montrent qu'elle est plus importante dans des systèmes économiques locaux assez cohésifs (les clusters, qui peuvent se situer dans des espaces et des secteurs économiques très variés). Mais il me semble que même des activités situées dans des espaces qui ne comprennent pas ce type de formation socioéconomique, en zone rurale ou dans des petites villes, peuvent faire preuve d'innovation et de résilience lorsqu'elles peuvent mobiliser des réseaux non locaux de liens robustes et durables.

Villes, régions, métropoles : acteurs en compétition dans un vaste marché mondial ? La transposition d'un modèle issu de l'économie me paraît imprudente.

Il convient donc plutôt à mon sens de miser sur l'élévation du niveau général des services urbains accessibles à tous, que de chercher à anticiper les désirs d'une élite qui amènerait la richesse de l'extérieur. Des travaux, je pense à une étude sur la ville de Milwaukee, ont montré que les efforts consacrés à la rénovation de quartiers censés attirer des membres de la « classe créative » se sont faits au détriment de la réhabilitation de quartiers populaires ou du maintien des services utiles à tous, et ont donc accru la différenciation sociale des quartiers. Ce mode de développement me semble devoir être de plus en plus réinterrogé. Et si on réalise qu'en réalité la compétition territoriale est plutôt l'exception que la règle, il est probable qu'un minimum de coopération entre territoires permettrait d'agir de manière beaucoup plus efficiente.

 

Propos recueillis par Laurent Riéra

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*Ses travaux ont mis en exergue les limites d'un modèle longtemps dominant d'un développement territorial fondé sur l'attractivité et la capacité des collectivités à attirer des entreprises innovantes