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La communication fait partie des missions des chercheurs

Comprendre PAROLE PUBLIQUE oct. 2022

Entretien avec Jean Jouzel, paléoclimatologue

Jean Jouzel
Paléoclimatologue.

Cet article a été publié dans la revue PAROLE PUBLIQUE n°29 d'octobre 2022 à découvrir ici

 

_Quel regard portez-vous sur le travail de conviction que vous avez mené pendant 30 ans avec vos collègues du GIEC, alors que les premiers effets du réchauffement climatique sont aujourd'hui patents ?

Jean Jouzel - On peut avoir l'impression que les choses sont allées lentement. Mais c'est plus complexe que ça. La création du GIEC c'est 1988, Kyoto c'est 1997. Cette première séquence a finalement été très rapide. À Kyoto, tous les espoirs étaient permis. Le protocole fixait pour les pays développés un objectif de diminution des émissions de 5,6 ou 7 %, ce qui était finalement plutôt bien dimensionné par rapport au problème soulevé par le GIEC. Si les pays concernés, notamment les plus développés, s'étaient vraiment inscrits dans ces objectifs, on aurait pu prendre un véritable tournant. Mais deux éléments ont grippé le processus.

D'abord, l'élection d'extrême justesse de George Bush plutôt que d'Al Gore, en 2000, qui nous a fait perdre 8 ans, même si on ne peut pas dire que les États-Unis se sont retirés du protocole puisqu'ils ne l'avaient pas encore ratifié. Toutes les années 2000 sont perdues. Et puis personne n'avait vraiment imaginé à l'époque que les émissions d'un pays comme la Chine allaient tripler dans le même temps, en passant même devant les États-Unis en 2005. Maintenant c'est pratiquement deux fois plus en terme de CO2 ! Les historiens, dans une cinquantaine d'années, souligneront le rôle extrêmement négatif des États-Unis sur les deux premières décennies de ce siècle, entre George Bush et Donald Trump, même s'il y a eu Obama entre les deux. On a vraiment souffert.

Le rôle du GIEC est de partager une expertise, de fournir aux décideurs politiques des arguments pour qu‘ils puissent prendre leurs décisions en connaissance de cause.

Le second accord, c'est Copenhague, en 2009. C'était la date limite que la convention climat s'était fixée pour réduire fortement les émissions, après un premier fléchissement amorcé par Kyoto. Mais il tombe à un très mauvais moment. On est en 2009, et d'un point de vue purement scientifique, si on regarde les courbes, il y a un ralentissement du réchauffement climatique. Certains ont parlé d'un plateau et ça a donné du grain à moudre aux climato-sceptiques. Disons que notre communauté était persuadée que cette chaleur allait plutôt dans l'océan et que ça allait repartir encore plus rapidement. C'est ce qui s'est passé dans les années 2010.

Si la communauté scientifique était plus agressive, le GIEC plus radical, ça ne servirait absolument à rien.

Ensuite il y a beaucoup de discussions autour du GIEC, avec ce groupe de hackers, qu'on n'a toujours pas identifié, qui a subtilisé des échanges de mails qui montrent, et c'est tout à l'honneur des scientifiques, qu'on doute et qu'on s'engueule parfois avant d'arriver à un consensus. Phil Jones, qui était au coeur de ces correspondances, avait été accusé par une presse très active d'avoir manipulé des données. Au bout de six mois, après pas mal d'auditions, il a été établi que tout s'était déroulé normalement. Mais à ce moment-là les médias n'en ont plus parlé. C'est classique, mais toujours très décevant.

Le troisième point qui fragilise beaucoup Copenhague, c'est évidemment la crise économique des subprimes. Et c'est un échec, parce qu'on espérait une grande vision pour la période 2013/2020 et qu'il n'y a que l'Europe et une poignée de pays qui s'impliquent vraiment. Le système était trop en panique pour se donner une contrainte supplémentaire.

_Vous parlez d'échec mais vos idées finissent par s'imposer ?

JJ - Bien-sûr, j'exagère un peu. Le GIEC a eu une vraie utilité : le scénario business as usual aurait conduit à une augmentation de 4 ou 5 degrés. Aujourd'hui on en est plutôt à 3 degrés. On est sur le bon chemin mais pour cranter à 1,5 ou 2 degrés, c'est un changement beaucoup plus important qui est nécessaire. Est-ce que l'Europe peut prendre le lead de cette évolution nécessaire ? Elle en a l'ambition. Mais c'est maintenant, on le sait, on le dit, que la trajectoire doit être prise. Même avant cet été, le Président de la République avait dit que ce moment serait écologique ou ne serait pas. On sait très bien ce qu'il faut faire. Les 150 citoyens de la Convention pour le climat ont détaillé les mesures à prendre.

_Pensez-vous que l'été 2022 marquera un tournant dans la prise de conscience des sociétés face au réchauffement climatique ?

JJ -Je l'espère vraiment ! Même si j'ai toujours la crainte que si l'été prochain est normal, ce qui est toujours possible, voire probable, on oublie les leçons qu'on a tirées de cet épisode extrême. Même chose si on a un hiver froid. Nous avons déjà connu des épisodes de sécheresse très importants et on voit bien que ça n'imprime pas sur le long terme. Là, il me semble néanmoins que la prise de conscience a été forte comme pour la communauté scientifique est unie et affirmative pour confirmer le lien entre le réchauffement et l'activité humaine. Pour constater que la trajectoire qui était prévue par le GIEC se concrétise. S'il n'y a pas de réaction face aux événements climatiques extrêmes qui se multiplient, face aux dangers vitaux qu'ils provoquent pour les populations, ça veut dire qu'on est dans un véritable déni collectif, dans un refus de regarder une réalité qui est sous nos yeux.

Mais ça interroge la notion même de prise de conscience, en ce qu'elle provoque ou non une dynamique, une mise en action. Dans les années 1990, peu de monde s'intéressait à la menace et nous prenait au sérieux. Ça reste l'époque du cause toujours, on verra bien. En France, c'est l'été 2003 qui joue un premier rôle de révélateur. 15000 morts qu'on n'a absolument pas vu venir. On n'était pas préparé, c'était un évènement à 3 degrés au-dessus de la moyenne sur l'ensemble de l'été. Là, subitement, on voit qu'il y a une meilleure écoute de ceux qui disent que le climat bouge et qu'il bouge vite.

Le rapport de Nicolas Stern, deux ans plus tard, dit aux entreprises et aux États que finalement ça leur coûtera moins cher, à moyen et long termes, d'agir pour lutter contre le réchauffement climatique que de ne rien faire. On est un peu entendu mais cette prise de conscience tombe quand même un peu à plat, parce que nous sommes dans la période la plus active des climato-sceptiques, à la fin des années 2000. Claude Allègre est très présent, il a une audience et est encore relayé par les médias. Il a suffi d'un hiver rigoureux et d'un plateau dans le réchauffement pour rebattre les cartes.

La vraie prise de conscience, c'est l'accord de Paris en 2015. Qu'est-ce qui se passe dans les années 2010 ? C'est simple : il s'agit des 7 années les plus chaudes depuis plus de 150 ans, avec une élévation du niveau de la mer qui s'accélère. Et surtout chacun, sur toute la planète, peut constater un phénomène que nous avions prévu et qui nous avait valu tellement de froncement de sourcils : l'intensification des événements climatiques extrêmes. Il est très difficile désormais de le nier, même s'il reste toujours 20 % de la population qui refuse de croire au risque que font peser les activités humaines sur le climat. À la question : est-ce que le climat change et est-ce qu'il change vite, la grande majorité des gens répond aujourd'hui que oui.

C’est dans les métropoles, au plus près du terrain, qu‘il est primordial de faire le lien entre les décisions et leurs conséquences.

Comme s'il fallait le voir pour le croire. On est dans la position de Cassandre. Sauf que nous étions un groupement scientifique, dont les travaux reposaient sur une analyse stricte des données. Le problème du réchauffement c'est ce décalage entre les causes, l'augmentation de l'effet de serre, et les premières conséquences visibles. Il y a quelques décennies d'écart. Dans une des premières télévisions que je fais en 1989, je disais ma conviction que le climat allait se réchauffer. C'était certain. Mais le réchauffement n'était pas là.

_Regrettez-vous de ne pas avoir été plus engagé, plus radical dans vos prises de position ?

JJ - Un des reproches qu'on a souvent fait au GIEC c'est de ne pas avoir fait de recommandations. C'est un vrai sujet de débat. À chaque fin de cycle, on se demande si notre mission reste de faire un constat, un diagnostic critique, ou d'aller jusqu'aux recommandations. Et nous tombons d'accord pour penser que la communauté scientifique se disqualifierait si le rapport du GIEC se terminait par : voilà ce que vous devriez faire, vous les Gouvernements. C'est déjà beaucoup de contribuer au débat en partageant une expertise scientifique. Notre rôle est de fournir aux décideurs politiques des arguments pour qu'ils puissent prendre leurs décisions, en connaissance de cause, face aux habitants de leur pays. Ce rôle, nous l'avons rempli.

Pour l'accord de Paris, l'accent est mis sur les deux degrés et sur une neutralité carbone dans la deuxième partie du 21ème siècle. Mais on dit que ça serait quand même plus facile pour les jeunes générations de s'adapter au réchauffement si on limitait à un degré et demi plutôt qu'à deux. Le message est passé, puisqu'à Glasgow, en 2020, on ne parle plus que d'un degré et demi. Et pour ça, la neutralité doit être atteinte autour de 2050. L'association « neutralité carbone et un degré et demi » n'a été formulée qu'en 2018. Et à peine 3 ans plus tard, plus de 120 pays l'inscrivent dans leurs objectifs nationaux. C'est quand même un sacré succès ! On ne peut pas dire que nous avons échoué.

La mécanique du GIEC sur le climat a bien fonctionné. Le malheur c'est que ça ne sont pas des décisions, mais des textes. La neutralité carbone en France est inscrite dans la loi, comme ailleurs en Europe, même aux États-Unis. Mais ça ne fonctionne pas du tout dans la concrétisation. Être plus radical au niveau du GIEC ne servirait absolument à rien. Nous, on n'a pas dit aux États qu'il fallait inscrire la neutralité carbone dans les textes. On a dit : puisque vous nous interrogez, si vous voulez limiter l'augmentation des températures à un degré et demi, alors il faut que la neutralité carbone soit atteinte en 2050.

Si la communauté scientifique était plus agressive, ça ne servirait à rien. Ça n'est pas là qu'est le problème. C'est plutôt au niveau du lien entre le citoyen et le décideur politique. Je connais bien-sûr l'existence d'Extinction Rébellion, de la désobéissance civile… Je comprends leur démarche, même si à titre personnel, je ne peux pas aller aussi loin dans l'engagement, notamment pour des raisons liées à mon devoir de réserve. Si je n'étais pas chercheur, je serais peut-être plus actif dans ce sens.

Le devoir des scientifiques est de communiquer nos résultats auprès du grand public, des universités, des entreprises, des jeunes.

_Pensez-vous que l'éducation soit la clé pour avancer concrètement ?

JJ - J'ai fait partie du groupe de travail qui a remis à la ministre précédente un avis sur l'enseignement de la transition écologique dans toutes les filières de l'enseignement supérieur. Et là, il y a des recommandations, qui se concentrent sur les deux premières années. C'est toute une dynamique à créer, y compris tout au long de la vie. Je suis convaincu que cet enseignement doit se faire dans les entreprises, dans la fonction publique. C'est le rôle de toutes les organisations d'informer et de former. C'est la seule manière d'enclencher le cercle vertueux. Et je vois avec plaisir que beaucoup s'y mettent, notamment dans les collectivités. C'est important si on considère le nombre d'activités qui dépendent des décisions prises dans les métropoles, au plus près du terrain. C'est là qu'il est primordial de faire le lien entre les décisions et leurs conséquences sur le climat.

Dans notre communauté on est un peu partagés, certains pensent qu'on ne doit pas du tout aller au-delà de notre rôle de scientifiques, d'autres qu'on peut être davantage dans l'action. Mais en tout cas, je pense qu'un devoir des scientifiques est de communiquer nos résultats auprès du grand public, des grandes écoles, des universités, des entreprises, des jeunes. Ça fait partie de nos missions. La communication, la formation, la sensibilisation, sont au coeur de nos tâches de chercheurs. Et c'est de plus en plus partagé par les jeunes chercheurs. Le tout est de ne pas perdre notre crédibilité de scientifiques. C'est une ligne de crête parfois difficile, mais qui nous oblige à nous concentrer sur notre argumentaire. C'est aussi notre rôle de répondre aux politiques quand ils nous sollicitent. C'est une obligation morale et citoyenne.

 

Propos recueillis par Laurent Riéra