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Faire face au défi de la défiance

Défiance PAROLE PUBLIQUE nov. 2021

Eddy Fougier, politologue

Eddy Fougier
Politologue

Cet article a été publié dans la revue PAROLE PUBLIQUE n°28 de novembre 2021 à découvrir ici

Les enquêtes d’opinion tendent à indiquer que les Français figurent bien souvent parmi les habitants des pays développés qui se montrent les plus défiants vis-à-vis des institutions publiques, des responsables et des partis politiques, de la mondialisation, de l’Union européenne, des médias, des vaccins ou, récemment, de la gestion de la crise de la Covid-19. Les élites, qu’elles soient politiques, administratives ou médiatiques, et les acteurs économiques en sont bien conscients. Et pourtant, la situation ne semble guère évoluer. Faut-il en conclure que les Français sont d’irréductibles « Gaulois réfractaires » ou bien « 66 millions de procureurs » comme a pu l’affirmer Emmanuel Macron ? Sans doute pas.

Il convient en premier lieu de reconnaître que cette défiance est multiforme.

Celles et ceux qui expriment une forme de défiance sont, en effet, loin d’avoir les mêmes motivations. Certains peuvent avoir une motivation de nature militante ou idéologique, d’autres sont mus par la défense d’intérêts, quels qu’ils soient, et enfin les derniers réagissent ainsi avant tout en fonction d’affects (au premier rang desquels figurent la peur, le ressentiment et le sentiment d’être méprisé). Il est aussi évident que ces motivations peuvent se recouper en partie. Il n’est pas toujours facile de faire la part, en effet, entre idéologie et intérêt.

Prenons le cas de la mondialisation, par exemple. Celle-ci suscite une contestation de la part de groupes qui rejettent d’un point de vue idéologique ce qu’ils appellent la « mondialisation libérale » ou encore le « capitalisme globalisé », mais aussi de la part d’individus ou de corporations qui pâtissent d’un point de vue économique de l’ouverture des frontières (on peut penser à certains agriculteurs par exemple) et enfin de la part de personnes et de groupes sociaux qui voient ce processus comme un facteur d’insécurité économique et social avec un risque de perte d’emploi (délocalisations) ou même d’insécurité culturelle (flux migratoires). Il en est de même par exemple pour la question de la viande. Des individus et des groupes, au nom de leur vision végane et/ou antispéciste, vont rejeter l’idée même d’élevage. Différents acteurs économiques, qui développent des substituts de viande à base végétale ou à base de cellules souches, eux, critiquent la production de viande principalement parce que cela correspond à leurs intérêts. Et puis, il y a celles et ceux qui craignent que la consommation de viande ne soit nocive à leur santé ou qui sont émotionnellement affectés par les vidéos de L214.

Il convient en premier lieu de reconnaître que cette défiance est multiforme.

La contestation ou la défiance idéologique est généralement véhiculée par des partis politiques, des syndicats, des organisations de la société civile (ONG, associations, collectifs), des médias et des journalistes engagés, des leaders d’opinion, mais aussi par des groupes minoritaires souvent très actifs et très déterminés (LGBT+, féministes radicaux, végans/antispécistes, indigénistes/décoloniaux, écologistes radicaux/collapsologues…). Ils expriment la plupart du temps une critique d’abord au nom de valeurs, de convictions et de visions du monde. Ce type de contestation est généralement le fait de personnes qui ont un capital culturel élevé. Elles correspondent aux Anywhere de David Goodhart1 et aux « 20 % » de Monique Dagnaud et Jean-Laurent Cassely2, à savoir les diplômés de l’enseignement supérieur qui représentent environ 20 % de la population des pays développés et plus précisément à ce qu’ils qualifient d’alter-élite pour désigner les partisans du « changement socioculturel et environnemental ». Enfin, cette contestation est très souvent visible dans l’espace public (médias traditionnels, édition, réseaux sociaux numériques…) car elle est le fait de groupes et d’individus qui ont les ressources et les compétences pour y avoir accès assez facilement. Elle apparaît la plupart du temps extrêmement clivante : on est sympathisant de la cause ou on s’y oppose pour des raisons de nature idéologique.

Cette contestation est souvent plutôt méprisée car elle est communément assimilée à une défense égoïste d’intérêts privés ou individuels.

La seconde forme de contestation et de défiance est fondée sur la défense d’intérêts.

Ceux-ci peuvent être de nature économique ou bien individualiste. On le voit par exemple à travers deux notions désormais bien connues, celles de « liberté vaccinale » et de « NIMBY ». Les individus qui défendent la « liberté vaccinale » ne sont pas nécessairement des antivax au sens strict du terme. Ils ne s’opposent pas toujours au principe même de vaccination. Mais ils considèrent, comme le stipule l’article 1 du statut de la Ligue nationale pour la liberté des vaccinations, « le caractère obligatoire des vaccinations comme une atteinte à l’intégrité physique et morale de l’individu et à la liberté de conscience » et « que le corps humain est la propriété inviolable et sacrée de l’individu et que nul ne peut obliger autrui à subir un traitement préventif ou curatif sans son consentement exprès ». De même, des riverains de différents projets ne s’opposent pas nécessairement à leur nature mais au fait qu’ils se fassent à côté de chez eux et donc que cela peut être préjudiciable d’une manière ou d’une autre à leurs intérêts. On ne peut établir de profil-type des individus que l’on peut classer dans cette catégorie. Mais, on peut tout de même supposer que ce ne sont pas des individus et des groupes sociaux qui se situent en haut de l’échelle sociale ou des acteurs économiques qui ont une position dominante sur leur marché. Cette contestation apparaît relativement peu visible dans l’espace public, sauf de façon très ponctuelle, par exemple lors de mobilisations. Elle est souvent plutôt méprisée car elle est communément assimilée à une défense égoïste d’intérêts privés ou individuels. On tend ainsi à généralement lui opposer la promotion de l’intérêt général.

La troisième forme de contestation et de défiance est avant tout fondée sur la peur

Par exemple de perdre quelque chose sur le plan matériel ou en termes de valeurs ou de tomber malade, un sentiment d’insécurité et de vulnérabilité, mais aussi de mépris. Elle émane plutôt de catégories défavorisées : catégories populaires, individus peu ou pas diplômés, catégories pauvres et précaires, chômeurs… Ces personnes ont la plupart du temps un capital économique et culturel peu élevé. Ce sont les Somewhere de David Goodhart. Cette contestation, à l’instar de celles et de ceux qui la véhiculent, est généralement peu visible dans l’espace public, à l’exception d’irruptions soudaines et ponctuelles au moment d’élections (ex. 21 avril 2002) ou sous la forme de mouvements sociaux (ex. « Gilets jaunes »). Une partie des Français la comprenne et même la soutienne, mais une autre la méprise ouvertement.

Cela ne fait que conforter les catégories fragiles dans leur sentiment de ne pas être écoutées et protégées par les élites.

Or, face à la contestation et à la défiance, les élites et les acteurs économiques tendent souvent à avoir les réflexes suivants : (1) ils tiennent compte avant tout de la contestation qui est visible dans l’espace public, (2) ils engagent un combat d’abord idéologique, a fortiori lorsqu’ils ont le sentiment que les critiques sont émises par leurs vieux « ennemis héréditaires » (ex. « irrationalistes » pour les scientifiques et les ingénieurs, écologistes pour les agriculteurs), (3) ils assimilent quelque peu toutes les formes de contestation à celle de nature idéologique (l’ensemble des critiques des vaccins pouvant être par exemple assimilé à des antivax qui rejettent les vaccins par principe) et (4) quelquefois ils reprennent à leur compte quelques-unes des critiques militantes, soit pour ne pas faire de vagues, soit pour surfer sur la vague.

Il faut à tout prix enlever ses propres lunettes idéologiques pour voir la réalité telle qu’elle est et entendre leurs cris qui sont, d’une certaine manière, de véritables appels à l’aide.

Ceci est doublement inefficace. Il est plus qu’évident que les combats idéologiques se gagnent assez difficilement.

Il sera quasiment impossible pour un scientifique de convaincre un antivax ou un éleveur, un végan. Les études menées, par exemple, sur les attitudes des individus vis-à-vis du changement climatique ont montré que l’hypothèse du deficit model, selon laquelle les réticences du public seraient liées à un déficit d’information ou de connaissance de sa part, ne fonctionne pas lorsque le sujet fait l’objet d’une forte polarisation. On s’aperçoit que, dans un tel cas de figure, ce ne sont pas les connaissances scientifiques des individus qui priment, mais bien leurs visions du monde.

Il est donc particulièrement difficile de le convaincre uniquement avec des arguments rationnels.

En outre, privilégier la contestation qui est visible dans l’espace public et le combat idéologique conduit au fait que la défiance basée sur les affects n’est pas vraiment prise en compte. Les inquiétudes et les ressentiments tendent à être ignorés en étant vus à travers le prisme d’une critique idéologique et/ou « égoïste ». Cela ne fait que conforter les catégories fragiles dans leur sentiment de ne pas être écoutées et protégées par les élites. Avec le risque que cette contestation soit instrumentalisée par des mouvements politiques populistes ou des courants de pensée complotistes.

Cela signifie que, si l’on veut lutter efficacement contre la défiance de ces catégories fragiles et inquiètes, il faut à tout prix enlever ses propres lunettes idéologiques pour voir la réalité telle qu’elle est et entendre leurs cris qui sont, d’une certaine manière, de véritables appels à l’aide. Il convient donc d’y répondre avant tout par un travail d’écoute, d’empathie, d’information, d’explication et de « rassurance ».

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1 - David Goodhart, Les Deux clans, Les arènes, Paris, 2019.

2 - Monique Dagnaud et Jean-Laurent Cassely, Génération surdiplômée. Les 20 % qui transforment la France, Odile Jacob, Paris, 2021.