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Des jeunes peu confiants en leurs aînés

Confiance PAROLE PUBLIQUE nov. 2021

Entretien avec Anne Muxel, directrice de recherche au CEVIPOF (CNRS/Sciences Po) et directrice du domaine Défense et Société de l’IRSEM (ministère des armées).

Entretien avec Anne Muxel
Directrice de recherche au CEVIPOF (CNRS/Sciences Po) et directrice du domaine Défense et Société de l’IRSEM (ministère des armées)

Cet article a été publié dans la revue PAROLE PUBLIQUE n°28 de novembre 2021 à découvrir ici

_Lors de la pandémie, les jeunes ont-ils accepté les mesures de prévention et de contrôle ?

Anne Muxel - On a beaucoup cherché à instrumentaliser l’antagonisme entre les générations : d’un côté une génération sacrifiée, des parcours scolaires ou de formation bouleversés, une insertion sociale et professionnelle compromise, de l’autre des « vieux » qu’il fallait protéger à tout prix. J’ai constaté au contraire que la crise sanitaire a suscité au sein de la jeunesse une prise de conscience des risques encourus par les aînés, c’est-à-dire par leurs familles. Je n'ai pas ressenti d’indifférence ou d’acrimonie, mais une inquiétude face à la possibilité de transmettre ce virus inconnu et mortel à leurs proches, parents et grands-parents. Du côté des personnes plus âgées, il n'y avait rien non plus d'un repli égoïste et s’est aussi exprimée une conscience de la situation problématique dans laquelle se retrouvait la jeunesse, entravée dans ses projets et dans ses élans. Les uns et les autres ont fait l’expérience de la vulnérabilité de la vie elle-même face à une pandémie inédite. Cette prise de conscience a plutôt rapproché les générations qu'elle ne les a écartées.

La pandémie a plutôt rapproché les générations. Avec un nouveau modèle de relations personnelles et privées : l’Autre à distance.

Bien sûr, quand on regarde les enquêtes sur les attitudes et les opinions à l'égard des gestes barrières, des mesures sanitaires, des confinements, des couvre-feux, les personnes plus âgées étaient davantage dans l'acceptation que les jeunes. Mais, dans leur grande majorité, ces derniers les ont acceptés, même s’ils souffraient de se sentir freinés dans leur mobilité et privés des moments festifs. Ils n'ont pas refusé les gestes barrières comme ils ne refusent pas la vaccination : beaucoup se sont fait vacciner dès qu’ils ont pu, pour retrouver une vie ouverte sur le monde et sur les autres. Je ne dirais pas que ça a restauré leur confiance dans les institutions mais ça a induit une prise de conscience qui laissera des traces dans l'esprit des jeunes générations.

À l’exception des armées, leur confiance à l’égard des institutions publiques est assez compromise.

_Dans cette épreuve, pour les 18-30 ans, le ressenti a-t-il été identique dans toutes les catégories sociales ?

AM - Cette acceptation sociale dominante a connu quelques différences selon les segments de la jeunesse ou, plus largement, de la population. Des différences se sont exprimées quant au rapport à l'autorité, à la contrainte, à l'obligation. Mais globalement les restrictions sanitaires ont été admises en raison d’une implication affective éprouvée par chacun, en lien avec sa vie personnelle et familiale. Les réseaux numériques ont permis d’instaurer de nouvelles formes de liens et de présence mutuelle au sein des familles. Un nouveau modèle de relations personnelles et privées a été collectivement adopté : l’Autre à distance. C’est l’objet de mon dernier livre.

Alors même que le gouvernement – avec les ratés de communication que l’on connaît, notamment sur les masques – n'a pas installé au départ une situation de confiance, les Français ont fini par accepter la vaccination, par en intérioriser l’utilité civique et citoyenne : quand on se protège soi-même, on protège aussi les autres. Le Président de la République a beaucoup communiqué sur cette dimension civique et citoyenne. Je crois que cela a été entendu par les jeunes générations.

Autorité, ordre, verticalité dans l'espace public. Horizontalité dans l’espace privé, permissivité, refus de toute forme d'assignation voire de domination.

_Quittons la pandémie. Quid des rapports des jeunes avec les institutions publiques, le service public, l’entreprise privée ? Défiance, confiance ou indifférence ?

AM - D'une façon générale, à l’exception de l’institution militaire, leur confiance à l’égard des institutions publiques est assez compromise. Les armées représentent un débouché professionnel non négligeable dans notre pays où le chômage et les difficultés d'insertion socio-professionnelle pèsent particulièrement sur les jeunes. L’attractivité des armées tient aussi à l’élargissement du périmètre de leurs missions : face au terrorisme, aux catastrophes naturelles engendrées par le réchauffement climatique, aux urgences sanitaires, l’institution militaire représente pour beaucoup de jeunes un porte-drapeau des valeurs d'engagement, un repère pour qui cherche à se rassurer mais aussi à trouver un sens à la société, dans un monde de plus en plus complexe à décrypter et à appréhender. Ces valeurs d’engagement, ce discours, ils ne les trouvent pas dans beaucoup d'institutions publiques ni dans le monde de l'entreprise et de la formation scolaire ou universitaire, encore moins dans le monde politique.

De plus en plus de jeunes considèrent que la démocratie n'est plus le meilleur régime politique.

_Quand les « boomers » avaient 20 ans, ordre, autorité, sécurité leur étaient des concepts assez étrangers. Que sont-ils pour les « millenials » ?

AM - Les jeunes sont plus demandeurs d'autorité que leurs aînés. Mais cette demande coexiste avec une attente de respect des différences qui fait que, par exemple, les jeunes n’abordent pas du tout les questions de la laïcité comme les générations précédentes. Il s’agit pour eux d'être ce que l'on veut être, en se positionnant à la croisée de deux axes : verticalité dans l'espace public, autorité, leadership, ordre ; horizontalité dans l’espace privé, liberté, permissivité, refus de toute forme d'assignation voire de domination. Ce que je décris là correspond, bien sûr, à une tendance générale générationnelle véhiculée dans le débat public, alimentée par les productions imaginaires, par les émissions, par les séries et films que regardent les jeunes. Mais la jeunesse n’est pas une entité univoque, elle est traversée par des clivages sociaux et culturels, des lignes de fractures qui entretiennent des divergences d’attitudes et d’opinions qui se réfractent dans le champ social, y compris politique.

Ce qui s’exprime au premier chef, c’est une défiance envers les générations précédentes.

_Et la démocratie ?

AM - Concernant l’ordre public, on observe certains signes de déconsolidation démocratique : de plus en plus de jeunes considèrent que la démocratie n'est plus le meilleur régime politique, qu’il y a peut-être d'autres solutions à essayer. C’est là que les populismes et les autoritarismes de toutes sortes sont aux aguets. De sondages en sondages, on mesure qu’à peu près un quart des moins de 35 ans envisage de voter Marine Le Pen à la prochaine élection présidentielle.

Parallèlement, le combat écologiste gagne de plus en plus de terrain. La prise de conscience par les jeunes d'un futur hypothéqué par le déséquilibre de tous les écosystèmes est anxiogène. Pour eux, le niveau des enjeux n’est ni la région ni le département mais au moins européen et, mieux, mondial. À l’instar du « OK, boomer » lancé par une jeune députée néo-zélandaise à ses collègues qui contestaient l’urgence d'intervenir au niveau du climat, ce n’est pas une défiance à l'égard des institutions ou de la politique qui s’exprime au premier chef, mais une défiance envers les générations qui les précèdent et qui sont au pouvoir, accusées de ne pas prendre assez au sérieux la question climatique. Les jeunes qui s'engagent choisissent d’autres voies, plus directes, plus expressives parfois plus radicales, ils ne croient plus à la voie institutionnelle. Ils se méfient des voies de la démocratie représentative.

_Pour les jeunes, l’enjeu social n’est donc pas prioritaire ?

AM - Les jeunes restent très sensibles aux questions de justice sociale, d’emploi. L’installation dans la vie adulte suppose un pouvoir d'achat suffisant, un logement, une autonomie par rapport à la famille, des capacités à créer soi-même une famille. Et cela intervient de plus en plus tard dans la vie des jeunes. Mais, pour l'instant, ce qui prend le dessus, la préoccupation première, c'est l'écologie. Finalement, il y a plutôt une sorte de désespérance qu'une défiance. La défiance est la conséquence de cette désespérance.

Il y a plutôt une sorte de désespérance qu'une défiance. La défiance est la conséquence de cette désespérance.

_Pour les jeunes, l'engagement politique et militant est devenu relatif, sur des coups, pour des causes ?

AM - L'engagement dans des partis et des syndicats n’est plus attractif. Pour les plus âgés non plus, du reste. Les engagements des jeunes se font ailleurs, sur le terrain de certaines luttes qui leur semblent importantes, dans des mouvements féministes, sur le terrain de l’écologie. Greta Thunberg a entraîné derrière elle beaucoup de jeunes, souvent des très jeunes. Le seul engagement institutionnel qui reste attractif pour certains jeunes est l’armée ou encore le service civique qui pallie de façon transitoire les difficultés rencontrées par les jeunes sur le chemin de leur insertion professionnelle. Ce type d’engagement correspond à la volonté de beaucoup de jeunes d'être utiles, de servir à quelque chose, de trouver un sens à leurs actions, à leur travail.

La préoccupation première, c'est l'écologie. Pour eux, le niveau des enjeux est au moins européen et, mieux, mondial.

_ Qu'est-ce que les jeunes respectent ?

AM - Le respect est pour eux la valeur principielle. S’y rattache la liberté, la leur et celle des autres. Ils ne partagent pas la conception d'une laïcité républicaine assez stricte, assimilationniste. Pour eux, chacun doit être respecté dans sa différence politique, religieuse, culturelle ou sexuelle. Ils pensent qu'il faut respecter les choix et les identités des individus. Telle est la condition de la liberté.

Leur laïcité n’est pas assimilationniste : chacun doit être respecté dans son identité, sa différence, politique, religieuse, culturelle ou sexuelle.

Leur répertoire des valeurs doit aussi compter avec les imaginaires véhiculés par les séries et les réseaux sociaux, qui façonnent de nouveaux stéréotypes et des codes de conduite, y compris les plus violents, mais aussi avec les théories complotistes qui foisonnent et auxquelles ils sont confrontés. Cela concerne l’espace public au sein duquel ils évoluent et se construisent en tant que citoyens de demain. Dans ce domaine, les pouvoirs publics ont un rôle décisif à jouer à tous les niveaux, éducatif, culturel, médiatique, juridique, politique.

Propos recueillis par Pierre-Alain Douay