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De quoi la « défiance » à l’égard des institutions de santé est-elle le nom ?

Confiance PAROLE PUBLIQUE nov. 2021

Caroline Ollivier-Yaniv, professeure en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris-Est Créteil, membre du laboratoire CEDITEC, responsable du DU « Enjeux de communication en santé »

Caroline Ollivier-Yaniv
Professeure en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris-Est
Créteil, membre du laboratoire CEDITEC, responsable du DU « Enjeux de communication en santé »

Cet article a été publié dans la revue PAROLE PUBLIQUE n°28 de novembre 2021 à découvrir ici

La « défiance » dont feraient l’objet les institutions de la part de la population est un lieu commun dans les discours politiques et médiatiques. À la manière de la « crise de la représentation », cette appréciation de l’état des relations entre les gouvernants et les gouvernés rend compte du développement de l’abstention électorale et de la dissociation entre la légitimité juridique et la confiance envers les institutions et leurs représentants. Elle sert également à qualifier les mises en cause ou les controverses induites par certaines politiques publiques, notamment en matière de santé, domaine institutionnel dont on sait qu’il fonctionne en régime de crise – sanitaire et communicationnelle - depuis plusieurs décennies. Nombreux sont les sujets (vaccination, dépistage de certains cancers...) pour lesquels la discussion publique des décisions institutionnelles est traversée par la critique des savoirs experts, scientifiques et médicaux qui les ont fondées. Cette définition de la « défiance » intègre aussi les transformations de la production et de la circulation de l’information via des réseaux sociaux caractérisés par la désintermédiation et par la coexistence d’informations authentifiées et d’information erronées ou délibérément fausses. Ainsi conçue, la « défiance » à l’égard des institutions est normative en ce qu’elle est animée par une vision désenchantée du monde : réseaux sociaux puissants et instrumentalisés pour le pire, « acceptabilité » problématique des décisions des pouvoirs publics par une population suspectée d’irrationalité.

Un premier cadrage renvoie à la vulnérabilité avérée des institutions face aux pratiques d’influence.

Il s’agit d’un lieu commun partagé par des acteurs sociaux sachants et dont la légitimité et l’autorité sont soumises à débat. En échos aux interrogations de la présente livraison de Parole publique1, on voudrait dénaturaliser ce lieu commun de la « défiance ». Après avoir mis en évidence qu’il existe d’autres manières de cadrer le phénomène ainsi désigné, on fera quelques propositions sur le rôle de la communication publique.

Il existe d’autre cadrages de la « défiance » envers les institutions.

D’autres lectures de la « défiance » envers les institutions sont en effet possibles. Un premier cadrage renvoie à la vulnérabilité avérée des institutions face aux pratiques d’influence qui visent la défense d’intérêts économiques ou la déstabilisation politique du système démocratique. Les sciences sociales ont mis ces phénomènes en évidence en s’emparant de la question du lobbying. La récente médiatisation du procès du Médiator a rendu publics les réseaux d’influence du laboratoire Servier auprès d’acteurs du système de santé ainsi que de scientifiques et de médecins à la déontologie défaillante. Les pratiques de désinformation orchestrées par certaines industries (tabac, pesticides, plastique) sont de mieux en mieux documentées et ont justifié l’invention d’une notion : l’agnotologie. Ce concept, proposé par l’historien des sciences états-unien Robert N. Proctor, spécialiste de l’histoire du cancer et du tabac, définit l’ignorance non comme l’absence de connaissances des individus mais comme le produit de stratégies de marketing et de publicité qui, tout en étant légales et autorisées, contribuent à invisibiliser les pratiques et les résultats scientifiques authentifiés et relèvent de la désinformation.

Aujourd’hui, en France, les arguments les plus libertariens des activistes anti-vaccination (qui doivent être différenciés du phénomène d’hésitation vaccinale), anti-confinement (les « rassuristes ») ou anti-passe sanitaire investissent ces défaillances institutionnelles, et proclament la nécessité de déplacer les modes de résolution des problèmes du registre de l’expertise à celui de l’opinion publique. La critique de l’action gouvernementale, démocratiquement légitime et renchérie par la proximité de l’élection présidentielle, se transforme alors en mise en cause néo-réactionnaire du système politique, qualifié d’« antidémocratique », de « totalitaire » ou de soumis aux intérêts économiques du « Big Pharma ».

Les arguments les plus libertariens des activistes anti-vaccination.

Un autre cadrage de la défiance à l’égard des institutions de santé est lié au traitement politique et institutionnel de la santé. Sous l’impact de la pandémie du VIH-sida, via la mise en évidence des limites du savoir médical et l’implication de collectifs de patients-experts, celui-ci a progressivement reconnu les patients en tant que détenteurs d’une expertise expérientielle et en tant qu’acteurs du système de soins et du système de santé. Qu’on la considère comme décisive ou partielle, l’institutionnalisation de la démocratie sanitaire, initiée par les lois de 2002, fonde une ambivalence majeure des discours institutionnels en santé publique : ils appellent à l’individualisation des responsabilités tout en postulant l’observance des consignes institutionnelles relatives aux « bons comportements ». Les entorses à cette observance sont le plus souvent interprétées par les acteurs sanitaires comme un « problème d’acceptabilité », lequel présuppose l’incompréhension par des populations incompétentes et perméables aux fausses informations. Est en revanche occultée l’imperméabilité des responsables de la politique sanitaire à la concertation avec des représentants de la population ou encore, à l’écoute de demandes d’informations complémentaires. Ainsi, qui peut aujourd’hui affirmer que les observations du Comité citoyen ou de la concertation sur le passe-sanitaire, instances mises en place au sein du CESE par les pouvoirs publics, ont été prises en compte dans les décisions gouvernementales de gestion de la pandémie du Covid-19 ?

Proclament la nécessité de déplacer les modes de résolution des problèmes du registre de l’expertise à celui de l’opinion publique.

La communication publique, en tant qu’instrument de légitimation de l’action politique et publique sur le plan symbolique, agit à l’échelle des arènes publiques et médiatiques. Celles-ci sont par définition hétérogènes, en fonction de leur degré de régulation, de leurs particularités formelles et communicationnelles, de la variation de leur visibilité et de leurs publics, ainsi que des inégalités d’accès pour les individus et pour les institutions. Ces arènes sont les creusets de la construction des problèmes de santé publique. Domaine professionnel, la communication publique est faite de procédés informationnels, éditoriaux, graphiques, d’anticipation ainsi que de suivi de la circulation des messages en vue d’apprécier leur appropriation par les citoyens. S’il lui est impossible de restaurer la légitimité juridique, scientifique ou professionnelle des décideurs censés faire autorité en matière de santé, elle participe au processus de légitimation des informations de santé publique.

S’appuyer sur une définition élargie de la littératie en santé

L’accessibilité et la lisibilité des décisions institutionnelles sont par définition des paramètres de la communication publique. Dans le domaine de la santé, la lisibilité des savoirs scientifiques et médicaux nécessite la traduction de discours d’expertise, caractérisés par un lexique technique, pour ne pas dire d’un jargon, dans le langage courant. Pour être complète, la littératie en santé demande de traduire non seulement les connaissances scientifiques mais aussi leurs modalités d’élaboration et de validation telles qu’elles sont établies par ses professionnels. Seule la connaissance du travail scientifique permet de comprendre que le caractère changeant de résultats (sur l’efficacité d’un vaccin ou d’un traitement par exemple) relève de l’évolution des connaissances authentifiées et n’est pas le produit de la confrontation d’opinions, de croyances ou de mensonges. Cette conception élargie de la littératie en santé se trouve à l’intersection des domaines de la communication publique et des relations entre sciences et société. Elle invite à distinguer médiation scientifique et médiatisation des informations et des acteurs scientifiques.

Qualifier le caractère authentifié des informations et des locuteurs

La déploration du caractère dérégulé des réseaux sociaux fait des arènes publiques numériques en général les lieux et les canaux de la circulation des fausses informations. La pandémie du Covid-19 a également permis d’observer à quel point des médias classiques, dits d’information, contribuaient à la confusion des registres de discours et à la transformation de controverses scientifiques en disputes ou en polémiques politisées. Il en est par exemple ainsi lorsque des chaînes d’information en continu invitent la généticienne Alexandra Henrion-Caude (chercheuse à la retraite, militante anti-vaccin Covid et militante catholique anti-avortement et anti-PMA), l’ancien cancérologue Henri Joyeux (figure de proue de la mouvance française anti-vax, militant anti-avortement et promoteur d’un médicament contre le Covid à l’efficacité non prouvée) ou l’immunologue et pédiatre Alain Fischer (président du conseil d’orientation de la stratégie vaccinale) au sujet des vaccins anti-Covid et de leurs effets indésirables en faisant comme si ces acteurs bénéficiaient de la même reconnaissance par leurs pairs, simplement parce qu’ils ont un titre scientifique. Dans ce contexte et en cohérence avec le journalisme de vérification, la communication publique est l’un des instruments permettant d’assurer la publicité du caractère authentifié ou erroné des informations, mais aussi de l’absence de savoirs scientifiques stabilisés ou des défaillances, professionnelles ou éthiques (dans le cas d’un conflit d’intérêts avéré ou d’un manque d’intégrité scientifique) de certains professionnels de la science ou de la médecine.

Seule la connaissance du travail scientifique permet de comprendre que le caractère changeant de résultats relève de l’évolution des connaissances authentifiées et n’est pas le produit de la confrontation d’opinions, de croyances ou de mensonges.

Concevoir l’écoute des groupes sociaux

La multiplication des consignes de santé publique et l’incitation non autoritaire aux bons comportements en matière de prévention – qu’il s’agisse de nutrition, de dépistage ou de gestes-barrières ou encore de vaccination – va de pair avec le constat de « publics non-participants ». Il peut s’agir de groupes éduqués et mobilisés, mais aussi de groupes sociaux populaires qui résistent, souvent à bas bruit, aux normes comportementales fondées d’un point de vue épidémiologique. Ce constat invite à un changement de paradigme pour concevoir et investiguer les publics de la communication publique en santé. Le suivi qualitatif et sur la durée de la réception des consignes de santé publique par les individus mettrait en perspective les sondages préalables et postérieurs aux campagnes de communication publique. Penser en termes de « publics », plutôt que « cibles », présupposerait une conception de la communication qui repose sur la construction du sens par les individus et l’expérience qu’ils font des consignes sanitaires institutionnelles, mais aussi qui implique la mise en œuvre de modalités de compréhension et d’écoute des groupes sociaux.

Des médias classiques, dits d’information, contribuaient à la confusion des registres de discours et à la transformation de controverses scientifiques en disputes ou en polémiques politisées.