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Comprendre les échecs de la communication publique lors de la crise sanitaire

Comprendre PAROLE PUBLIQUE nov. 2021

Luc Rouban, directeur de recherche au CNRS, Cevipof, Sciences Po

Luc Rouban
Directeur de recherche au CNRS, Cevipof, Sciences Po

Cet article a été publié dans la revue PAROLE PUBLIQUE n°28 de novembre 2021 à découvrir ici

La crise engendrée par l’épidémie de Covid-19 a souvent conduit les observateurs à dénoncer la mauvaise communication gouvernementale qu’il s’agisse du port du masque, de la stratégie vaccinale ou du pass sanitaire. Des contradictions ont été relevées dans la parole officielle, trop souvent plurielle, tout comme des erreurs techniques concernant l’absence de grandes opérations de communication à but pédagogique permettant de faire comprendre aux citoyens les raisons justifiant les mesures sanitaires.

Cependant, la question de la communication publique lors de la crise sanitaire peut aussi s’analyser du point de vue de la sociologie politique. Dans cette perspective, la communication publique peut se comprendre comme un échange politique, s’appuyant d’un côté sur la légitimité du locuteur public et, de l’autre, sur la cohésion et donc la solidarité des récepteurs, à savoir les citoyens. On s’appuiera ici sur les résultats du Baromètre de la confiance politique du Cevipof et notamment sur les enseignements de ses vagues 11, 12 et 12bis qui ont été menées de février 2020 à mai 20211.

Deux secteurs échappent à cette défiance, les maires et les grands services publics comme les hôpitaux.

La défiance enregistrée à l’égard de la parole gouvernementale s’inscrit, particulièrement en France, car ce n’est vrai ni en Allemagne ni au Royaume-Uni, dans un contexte de défiance généralisée à l’égard des autorités publiques qui préexistait à la crise sanitaire. Deux secteurs échappent à cette défiance, les maires et les grands services publics comme les hôpitaux. Inscrire le débat sur le seul registre d’un manque de pédagogie des gouvernements conduit à ignorer le fait que l’espace public français est profondément fracturé entre une population diplômée, assez âgée et fortunée, qui fait largement confiance aux institutions gouvernementales et à leur parole, et une population jeune, modeste, peu diplômée, assez largement acquise au populisme et ne montrant aucune confiance à l’égard de tout ce qui provient de la sphère publique. Par exemple, en mai 2021, 64 % des enquêtés ayant confiance dans les institutions politiques (calcul fait sur la base d’un indice composite) estimaient que le gouvernement gérait bien la crise sanitaire contre 17 % seulement de ceux qui ne leur faisaient pas confiance. On n’est plus ici dans la nuance.

La crise de la communication ne naît pas d’un manque de pédagogie mais d’une crise profonde du rapport à la rationalité de type scientifique sur laquelle elle devrait normalement s’appuyer. Car la pédagogie de la communication, comme échange politique efficace permettant de modifier les comportements des citoyens, ne peut se réduire à la simple valorisation unilatérale des actions gouvernementales, autrement dit à la propagande. Elle suppose une double rationalité placée au coeur même de l’idée républicaine : d’un côté, une action publique clairement imputable au locuteur, ce qui implique que celui qui parle est bien celui qui agit, qu’il a les moyens de son action et qu’il en reste responsable devant les citoyens ; de l’autre, l’organisation d’un débat démocratique sur la base de démonstrations empiriques laissant à la science le dernier mot dans la légitimation des argumentaires, ou, pour le dire simplement, le fait de ne pas dire n’importe quoi pour promouvoir ou contester la politique gouvernementale.

La multiplication des acteurs, État, agences, collectivités locales mais aussi experts en tous genres a davantage créé du bruit que de l’information claire et cohérente.

Or cette double rationalisation s’est heurtée à deux obstacles importants lors de la crise sanitaire. En amont, la multiplication des acteurs, État, agences, collectivités locales mais aussi experts en tous genres a davantage créé du bruit que de l’information claire et cohérente. La confusion des genres entre politique et administration, politique et science, public et privé ont nourri une défiance déjà bien présente. Par exemple, en mai 2021, 39 % des enquêtés pensaient que « le ministère de la santé est de mèche avec l'industrie pharmaceutique pour cacher au grand public la réalité sur la nocivité des vaccins », 48 % que « la crise sanitaire fournit l'occasion au gouvernement de surveiller et de contrôler les citoyens » et 51 % que « les médias traditionnels répandent de fausses informations sur la Covid-19 ». L’un des ressorts les plus puissants de cette défiance réside dans la confusion au moins apparente des autorités publiques et du secteur privé. C’est ainsi que 65 % des enquêtés pensent « qu’aujourd'hui on ne sait plus qui du gouvernement ou des entreprises privées prend les grandes décisions ». Or 38 % seulement de ceux qui pensent ainsi ont confiance dans les institutions politiques contre 57 % de ceux qui ne le pensent pas.

La corrélation entre populisme et défiance à l’égard des autorités publiques est forte.

En aval, le principe de la communication publique repose sur l’idée que l’on parle à des citoyens partageant une règle du jeu commune. Mais est-ce encore toujours le cas ? Le populisme (mesuré là encore par un indice prenant en compte ses différentes dimensions) est partagé par 54 % des enquêtés. La corrélation entre populisme et défiance à l’égard des autorités publiques est forte (33 % des populistes ont confiance contre 55 % des non populistes) et cette défiance contamine la parole des experts dès lors qu’ils sont associés aux autorités gouvernementales. La citoyenneté est minée par le rejet non pas du travail gouvernemental en tant que tel mais de sa raison d’être, à savoir la démocratie représentative supposée corrompue et truffée de conflits d’intérêt. Elle est aussi remise en cause par l’adoption de comportements consuméristes de la part de citoyens qui se voient surtout comme des clients qui « en veulent pour leur argent », comme le montrent les enquêtes que l’on a pu mener auprès des maires2. La crise sanitaire n’a donc fait que prolonger une crise sociétale de fond qui délégitime depuis longtemps la communication publique.

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1 - Voir les résultats et les notes de recherche sur : https://www.sciencespo.fr/cevipof.

2 - Luc Rouban, Quel avenir pour les maires ?, La Documentation française, 2020.