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Ce que la crise actuelle nous apprend sur le désordre informationnel

Comprendre PAROLE PUBLIQUE nov. 2020

La crise sanitaire que nous traversons depuis la fin de l’année 2019, et dont les soubresauts planent inlassablement sur notre quotidien, est un puissant révélateur des dysfonctionnements de l’information.

Yvan Boude
Membre du Comité de déontologie de la communication et du journalisme dans l'espace francophone (CCJF)

Cet article a été publié dans la revue PAROLE PUBLIQUE n°27 de novembre 2020 à découvrir ici.

La crise sanitaire que nous traversons depuis la fin de l’année 2019, et dont les soubresauts planent inlassablement sur notre quotidien, est un puissant révélateur des dysfonctionnements de l’information. Certes les fausses nouvelles, rumeurs ou autres théories du complot n'ont pas attendu l’apparition d’une nouvelle souche de coronavirus pour éclore, ni d’ailleurs l’avènement des réseaux sociaux ou des messageries instantanées pour prospérer.

Chaque tempête épidémique, pour ne reprendre que cet exemple de contexte anxiogène où s’exacerbent les sentiments d’incompréhension et d’anxiété, s’est en effet accompagnée de sa vague d’explications mystiques, de sa bourrasque de remèdes miracles, de sa déferlante de boucs émissaires. Comme l’écrivait l’historien Jean Delumeau, « nommer des coupables, c’est ramener l’inexplicable à un processus compréhensible »1 : des Juifs accusés d’empoisonner les puits pour propager la peste jusqu’aux Allemands soupçonnés de garnir de bacilles pathogènes les conserves espagnoles, en passant par les immigrés comoriens stigmatisés comme propagateurs supposés du chikungunya à la Réunion, aucune époque ni zone géographique ne semblent – malheureusement – épargnées.

Rien d’étonnant donc si la pandémie actuelle s’accompagne de son flot quotidien et quasi-ininterrompu de fausses informations. En réponse aux peurs individuelles comme aux énigmes collectives, ces dernières fournissent des explications plus ou moins rationnelles sur les origines ou les vecteurs de transmission du virus. Elles promeuvent également de prétendus traitements, aussi farfelus pour la plupart que dangereux pour d’autres. Boire du thé au fenouil, se rincer fréquemment le nez et la bouche avec de l’eau salée, « désinfecter » à l’huile de sésame tous les objets avant de s’en saisir, se pulvériser le corps d’eau de Javel, s’exposer au soleil ou à des températures supérieures à 25°… seraient autant de bonnes recettes aux vertus préventives ou curatives. Cette liste à la Prévert pourrait prêter à sourire si les cas avérés de blessures, sinon de décès, directement liés à ces traitements ne se multipliaient. Un seul exemple : en sept semaines, les autorités sanitaires iraniennes comptabilisaient plus de 700 décès liés à l’ingestion de méthanol, l’alcool étant censé désinfecter le corps de l’intérieur, contre 66 seulement en 2019.

Rien d’étonnant si la pandémie actuelle s’accompagne de son flot quotidien et quasiininterrompu de fausses informations.

Malgré ces similitudes avec ses aînées dans les mécanismes de construction des fausses nouvelles comme dans leurs thématiques de prédilection en période de pandémie, la crise actuelle nous offre un coup de projecteur inédit sur la réalité et les contours du désordre informationnel qui touche nos sociétés contemporaines. Premier éclairage : l’ampleur de la crise de l’information. Entre le 31 décembre et le 5 avril 2020, une étude parue dans The American Journal of Tropical Medicine and Hygiene2 a ainsi recensé plus de 2 300 rumeurs, stigmatisations ou théories du complot liées à la Covid-19 circulant exclusivement sur des canaux librement accessibles dans 25 langues et 87 pays. De son côté, la plateforme CoronaVirusFacts de l’Institut Poynter dénombrait au cours des neuf premiers mois de l’année plus de 9 000 articles de vérification des faits publiés dans 70 pays3. Autrement dit, l’espace public international est saturé en fausses informations, auxquelles tentent de répondre, avec un temps de retard qu’il semble impossible de rattraper et en utilisant des canaux souvent trop conventionnels pour toucher celles et ceux qui y sont le plus exposés, des fact-checking toujours plus nombreux.

Les mots « covid-19 » et « coronavirus » sont apparus dans plus d’un million d’articles en France entre mars et juin, soit une moyenne quotidienne de 11 800 coupures de presse !

Second éclairage : la coexistence de différentes formes de dysfonctionnement qui façonnent autant nos manières de produire que de consommer l’information. En voici trois exemples qui se nourrissent les uns des autres, sans être toutefois nécessairement liés et encore moins interdépendants. Le premier, que nous nommerons « snackinformation », caractérise un espace médiatique fonctionnant sur le tempo frénétique des notifications de smartphone et imposant aux producteurs comme aux consommateurs d’information une dictature de l’urgence et de l’instantanéité. Une attente qui s’est notamment traduite par la popularité des cartes et bases de données permettant de suivre « en direct » l’évolution de la crise sanitaire, sans que soient mises en doute la véracité ou la qualité des informations proposées ni que celles-ci soient commentées, laissant ainsi la porte ouverte à toutes les interprétations. Le deuxième, plus connu sous le sobriquet d’infobésité ou de surinformation, définit l’abondance du flot d’actualités et de nouvelles, provenant d’une multitude de canaux aussi dissemblables que dérégulés, qui inonde aussi bien notre vie professionnelle que personnelle et affecte notre capacité à sélectionner, hiérarchiser, digérer les informations, et finalement à discerner l’important de l’accessoire, le vrai du faux.

Si ce phénomène est loin d’être nouveau, il semble s’être emballé ces derniers mois : selon un décompte de la plateforme Tagaday, les mots « covid-19 » et « coronavirus » sont ainsi apparus dans plus d’un million d’articles en France entre mars et juin, soit une moyenne quotidienne de 11 800 coupures de presse ! Un traitement que les Français jugent majoritairement « trop important », selon un sondage ViaVoice publié à l’occasion des assises du journalisme, et qui surtout aurait échoué à fournir une information vraiment utile et totalement apaisante. Le troisième exemple de dysfonctionnement, qui est aujourd’hui sur toutes les lèvres et s’étale sur toutes les manchettes des journaux sous l’appellation abusive sinon trompeuse de fake news, regroupe les phénomènes de désinformation, de mésinformation et d’information malveillante qui se différencient autant par leur niveau de véracité que par leurs intentions plus ou moins criminelles4.

Le mensonge voyagerait six fois plus vite que la vérité sur Twitter.

Troisième éclairage : le niveau de désordre informationnel est intimement lié à l’environnement médiatique. Celui-ci influe en effet grandement sur la vitesse et l’aire de propagation des fausses nouvelles et, en retour, leur offre une caisse de résonnance et une amplification sans commune mesure avec celles des colporteurs ou des libelles d’autrefois. En 2018 déjà, une étude portant sur 126 000 tweets publiés de 2006 à 2017, montrait ainsi que les messages véhiculant de fausses informations se diffusaient « beaucoup plus loin, plus vite, plus profondément et plus largement » que les autres : en moyenne, le mensonge voyagerait ainsi six fois plus vite que la vérité sur ce réseau social5. L’empreinte numérique des dysfonctionnements nous permet aussi de mieux appréhender, Key Performance Indicator et autres études d’impact à l’appui, les nouveaux circuits de construction de l’opinion. L’un des exemples les mieux documentés est celui de la création puis de la propagation d’une théorie complotiste liant la Covid-19 au champ électromagnétique de la 5G, dernière génération de réseaux sans fil, que des chercheurs de la Queensland University of Technology ont finement retrace à travers l'analyse de près de 90 000 posts Facebook, depuis son apparition sur le blog français Les moutons enragés jusqu’à sa médiatisation par des personnalités publiques aux quatre coins du monde puis aux incendies criminels d’infrastructures de télécommunication au Royaume-Uni, en Belgique ou en Italie6.

Pour l’OMS, les informations fausses se propagent plus vite et plus facilement que ce virus, et elles sont tout aussi dangereuses.

Dernier éclairage enfin, et certainement le plus important : le désordre informationnel est un sujet éminemment sociétal. Ce n’est pas un hasard si l'Organisation mondiale de la Santé s’est inquiétée très tôt du fait que « les informations fausses se propagent plus vite et plus facilement que ce virus, et elles sont tout aussi dangereuses », si l’Organisation des Nations Unies a publié une note d’orientation « sur les moyens de lutter contre les discours haineux liés à la Covid-19 » ou si l’Unesco propose deux Policy Briefs autour de la désinfodémie7. Car, au-delà du cas particulier de l’actuelle crise sanitaire, le désordre informationnel s’immisce autant dans l’espace public, perturbant notamment le bon déroulement du débat indispensable au bon fonctionnement de la démocratie, que dans la sphère privée, réduisant notre aptitude à appréhender le monde qui nous entoure et à y participer. Il remet en cause notre capacité à vivre en société, en exacerbant les phénomènes de défiance, de communautarisme ou de repli sur soi. Il nécessite autant des décisions politiques, comme la formation dès le plus jeune âge à la littératie des images et des médias, que des réponses multi partenariales ou des initiatives citoyennes et co-construites afin de faciliter et garantir l’accès à une information sourcée et de qualité.

 

Ce texte s’inspire d’une chronique confinée écrite à quatre mains avec Ariane Batou-To Van pour le site du Conservatoire national des arts et métiers (https://culture.cnam.fr/et-toi-tu-y-crois--1159289.kjsp).

__________________________

1 - Jean Delumeau, La Peur en Occident (XIVe-XVIIIe siècles), Paris, Fayard, 1978.

2 - http://www.ajtmh.org/content/journals/10.4269/ajtmh.20-0812.

3 - https://www.poynter.org/ifcn-covid-19-misinformation/.

4 - Voir notamment le rapport de Claire Wardle et Hossein Derakhshan, Les désordres de l’information. Vers un cadre interdisciplinaire pour la recherche et l’élaboration des politiques, Conseil de l’Europe, 2017.

5 - https://science.sciencemag.org/content/359/6380/1146.abstract.

6 - https://journals.sagepub.com/doi/full/10.1177/1329878X20946113.

7 - https://fr.unesco.org/covid19/disinfodemic.