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« Veille des perceptions » et communication sociale en Afrique de l’Ouest

PAROLE PUBLIQUE nov. 2020 Sans frontières

Si la pandémie de COVID 19 en Afrique a été traitée dans les médias français au printemps 2020, c’est surtout pour s’étonner du nombre de cas, jugé peu élevé,...

Anne-Claire Jucobin
Directrice de la communication, Institut de recherche pour le développement, administratrice de Communication publique.

Cet article a été publié dans la revue PAROLE PUBLIQUE n°27 de novembre 2020 à découvrir ici.

Si la pandémie de COVID 19 en Afrique a été traitée dans les médias français au printemps 2020, c’est surtout pour s’étonner du nombre de cas, jugé peu élevé, et prédire une catastrophe sanitaire. Une vision peut être marquée par des préjugés à propos du continent, dans laquelle, comme le suggèrent trois chercheurs en sciences sociales dans une tribune au Monde datée de mai, « se joue, spécifiquement dans le cas du Covid-19, la difficulté à penser l’Afrique comme un acteur de la marche du monde1 ».

Pas plus de réponse contre la Covid africaine homogène que de réponse européenne ou asiatique unique bien sûr. Mais il y a lieu de regarder de près quelques caractéristiques de la riposte des pouvoirs publics sur le continent africain, en lien avec les pratiques des populations, en particulier en Afrique de l’Ouest et sur le plan de l’information et de la communication publique.

Il y a lieu de regarder de près quelques caractéristiques de la riposte des pouvoirs publics sur le continent africain, en lien avec les pratiques des populations, sur le plan de l’information

Une étude2 sur la communication digitale publique des 10 pays d’Afrique les plus atteints par la pandémie met en avant le rôle joué par les réseaux sociaux dans les stratégies gouvernementales. Elle place le Sénégal, pays dont l’OMS avait salué en 2014 la réactivité3 exceptionnelle – et les campagnes de communication – contre Ebola, « au premier rang de l’utilisation des réseaux sociaux en matière de communication publique digitale [avec] une identité établie sur les réseaux sociaux, avec un écosystème dense et organisé de comptes pour la plupart certifiés, et une animation dynamique et réactive. »

Les effets de cette stratégie sur la circulation de rumeurs et fausses informations restent cependant mal connus. La communication gouvernementale repose toujours essentiellement sur un dispositif classique de communiqués du ministère de la santé et de prises de parole gouvernementales.

Or, comme le souligne le socio-anthropologue Sylvain Landry Birane Faye4 à partir de ses travaux sur la communication sociale, notamment en Guinée-Conakry, une troisième approche devrait être privilégiée car « le travail avec les communautés, dans les espaces publics, est celui qui donne le plus de résultats en matière de communication ».

C’est aussi ce que recommande l’OMS en mettant en avant la co-construction des messages avec les populations. On trouvait déjà cette dimension dans les formations OMS des acteurs de terrain sur le paludisme au début des années 20005. Pour la crise en cours, Sylvain Landry Birane Faye donne l’exemple des visites à domicile et des prises de parole locales des autorités sanitaires et religieuses, qui ont eu une influence positive sur le respect des consignes et la contamination. Il souligne là l’importance majeure, relevée par de nombreux anthropologues de la santé, d’une adaptation de la communication aux enjeux sociaux et d’une écoute des besoins fondamentaux, afin d’éviter d’imposer des mesures inapplicables à une population vulnérable.

Les risques ne sont pas les mêmes partout, mais cette approche est un enseignement important pour les stratégies de communication publique, en Afrique comme ailleurs : si en période de crise sanitaire on ne peut pas faire l’économie des communications gouvernementales de masse, coordonnées au niveau central, la circulation de l’information doit aussi se mettre en place à petite échelle, en direct avec les perceptions des populations et les « influenceurs » locaux. Ceci impose d’assurer une cohérence entre niveaux différents des messages, ce qui constitue un défi alors que la société civile sait se mobiliser pour mener des campagnes de sensibilisation impliquant des milliers de volontaires6.

L’adoption efficace des gestes barrières et des mesures de confinement, la compréhension des informations sur la nature du virus et les moyens de s’en protéger, passent nécessairement, et pas seulement pour les populations les plus vulnérables, par une écoute des perceptions et une compréhension de l’adéquation possible de ces contraintes avec leurs enjeux quotidiens. Elle implique aussi que les gestes barrières fassent l’objet de la même observance à tous les niveaux du système politique, en montrant une cohérence entre les discours et les pratiques.

S’inspirant des leçons issues d’un projet de recherche sur les réseaux de sociabilité et les comportements de santé en milieu rural au Sénégal7, un groupe de chercheurs français, sénégalais et canadiens postule ainsi que « les stratégies de communication sur le Covid-19 gagneront à considérer la manière dont les réseaux de sociabilité fonctionnent [et] à impliquer les acteurs du système de santé traditionnel dans la production et la diffusion des messages. »

D’autres recherches s’appuient sur la comparaison entre pays pour comprendre les effets sur les opinions de l’accès croissant aux médias internationaux, parallèlement à des médias nationaux aux rapports variés avec les institutions politiques, scientifiques et religieuses de leurs pays. Le projet CORAF8 (Coronavirus Anthropologie Afrique), qui relève du programme ARIACOV (AFD-IRD) intègre des activités de veille des médias et des opinions pour éclairer les autorités sanitaires au niveau régional, en lien avec la Plateforme opérationnelle COVID de l’OMS pour la région Afrique de l’Ouest et du Centre9. Il est déployé dans cinq pays avec un travail particulier sur la circulation des « infox » au Sénégal. La chercheuse Alice Desclaux, qui en est la coordinatrice avec Karim Diop, a analysé dès le début de la crise la circulation de l’information sur les réseaux sociaux10 et ses effets sur les perceptions et les actions des populations. Pour elle, « la circulation rapide des informations médicales qui, en plus de traverser des continents, passent d’un espace académique où le savoir est étroitement codifié au vaste espace incontrôlé des médias et réseaux numériques, pose un réel défi aux autorités de santé publique, et pas seulement en Afrique ».

L’attention portée dans la zone à la circulation des opinions et à l’analyse des perceptions dans la lutte contre le virus pourrait être le fruit de l’expérience acquise lors de précédentes crises sanitaires comme l’épidémie d’Ebola (2013-2016). Cette épidémie a contribué au déploiement de stratégies pluridisciplinaires de santé publique, avec une composante en sciences sociales forte. Les travaux du Réseau africain d’anthropologie des épidémies émergentes11, qui rassemble depuis 2014 autour de ces enjeux de nombreux chercheurs en sciences sociales en Afrique, sont emblématiques de cette dynamique.

Depuis l’épidémie d’Ebola, ce réseau s’est ouvert aux comparaisons et collaborations internationales, d’une part dans le cadre du projet Sonar-Global, projet européen déployé également en Europe et en Asie12, et d’autre part pour des actions de recherche en France impliquant des chercheurs africains et internationaux13.

Ces travaux de recherche collaboratifs internationaux éclairent la pertinence d’une communication sociale adaptée aux contextes et capacités digitales, culturelles et sociales, en soulevant notamment la question de l’adaptation linguistique des messages ou de leur traduction visuelle ou audio pour des populations diverses. Ils montrent aussi à quel point il est indispensable pour les acteurs de la parole publique, dans un contexte d’urgence sanitaire, de connaître et de prendre en compte ces différents niveaux de communication (local, national, transnational, gouvernemental et dans la société civile) et de veiller à leur cohérence.

 

Cet article a bénéficié des éclairages d’Alice Desclaux, Anthropologue de la santé et coordinatrice de Plateforme opérationnelle COVID de l’OMS pour la région Afrique de l’Ouest et du Centre, que je remercie vivement.

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1 - Laurent Vidal, Fred Eboko, David Williamson, « Le catastrophisme annoncé, reflet de notre vision de l’Afrique », 8 mai 2020, Le Monde Afrique https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/05/08/coronavirus-le-catastrophisme-annonce-reflet-de-notre-vision-de-l-afrique_6039110_3212.html

2 - https://4p.digital/covid-19-et-gouvernements-dafrique-index-de-communication-digitale?lang=fr, étude du Lab de 4P International (cabinet spécialisé dans la gouvernance numérique) et de La Netscouade, mai 2020

3 - https://www.who.int/mediacentre/news/statements/2014/senegalends-ebola/fr

4 - Sylvain Landry Birane Faye, « Comment améliorer la communication sociale sur le Covid-19 au Sénégal ? », 20 avril 2020, The Conversation https://theconversation.com/comment-ameliorer-la-communication-sociale-sur-le-covid-19-au-senegal-135654

5 - « La communication pour agir sur les comportements et faire reculer le paludisme », OMS (Mobilisation sociale et formation), Guide de module, 2002. https://www.who.int/malaria/publications/atoz/communication.pdf?ua=1

6 - Au Sénégal voir notamment la campagne 100 000 étudiants contre le COVID http://www.etudiantscontrec19.sn , soutenue notamment par les universités publiques sénégalaises.

7 - John Sandberg, Sadio Ba Gning, Yacine Boujija, Véronique Deslauriers, Valérie Delaunay, « Stratégies de communication en contexte Covid-19 au Sénégal » http://www.lped.fr/strategies-de-communication-en-contexte-covid-19.html

8 - https://transvihmi.ird.fr/covid-19/nos-projets

9 - https://www.ird.fr/recherche-operationnelle-sur-le-covid-19-en-aoc

10 - Alice Desclaux, 19 mars 2020, « La mondialisation des infox et ses effets sur la santé en Afrique » https://theconversation.com/la-mondialisation-des-infox-et-ses-effets-sur-la-sante-en-afrique-lexemple-de-lachloroquine-134108

11 - https://shsebola.hypotheses.org/

12 - www.sonar-global.eu

13 - Projet COMESCOV à l’hôpital européen de Marseille, https://theconversation.com/lanthropologie-impliquee-a-lhopital-en-contextedepidemie-de-covid-19-pour-accompagner-les-fins-de-vie-et-les-deceshospitaliers-145815