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Si nous n’y prenons pas garde, nous serons moins libres

Livre blanc Parole publique

Dans un monde numérique transversal et transnational par nature, toutes les autorités, politiques comme techniques, sont mises en concurrence.

Isabelle Falque Pierrotin
Entretien avec l'ancienne présidente de la CNIL

Quelle évolution de la société vous a le plus frappée, durant votre mandat à la CNIL ?

Isabelle Falque-Pierrotin – Le phénomène de déconstruction de toutes les autorités ! Dans un monde numérique transversal et transnational par nature, toutes les autorités, politiques comme techniques, sont mises en concurrence. Cela rend beaucoup plus difficile l’exercice du pouvoir. Il est aisé, désormais, de contourner une loi ou de constituer un groupe de pression. Nous en avons eu un bon exemple, avec la tentative désespérée des pouvoirs publics d’interdire, au mépris des usages, le téléchargement illégal.

Il est devenu indispensable de réinventer l’exercice de l’autorité, dans ses moyens comme dans ses relations avec les administrés. La CNIL reste le gendarme de la vie privée, mais elle a dû transformer ses outils de régulation pour que ceux-ci soient, à la fois, conformes à la loi et adaptés aux besoins des entreprises et des collectivités. Aujourd’hui, une norme n’est légitime et efficiente, que si elle est co-construite et accompagnée de pédagogie.

C'était l'esprit du Grand Débat, à l'organisation duquel vous avez participé ?

IFP – Ce moment, qui a été très fort, a illustré cette déconstruction des autorités. D’abord, il a acté l’émergence d’une contestation sans chef avec laquelle il est, par nature, difficile de dialoguer. Ensuite, il a permis de mesurer la volonté très forte des citoyens d’être associés à la prise de décision. Les gens ne demandent pas à décider de tout, mais qu’on leur explique les orientations et, le cas échéant, qu’on écoute leurs idées. Enfin, le Grand Débat a mis en évidence une incompréhension profonde de nos objectifs collectifs. La finalité des politiques publiques étant obscure, la population se recroqueville sur son intérêt immédiat, évaluant tout à cette aune. Sa vision des politiques publiques est devenue utilitariste.

Les gens ne croient plus à rien ?

IFP – Si ! Ils croient à la famille, à l’amitié, en plein de choses. Mais notre ciment collectif a perdu de sa substance. Nous sommes entrés dans des sociétés extrêmement complexes, fragmentées, où la rapidité des développements technologiques donne à certains le sentiment d’être laissés au bord du chemin.Quand on annonce que 20 à 50 % des emplois disparaîtront avec le développement de l’intelligence artificielle, les gens ont le sentiment d’être pris en otage dans un monde de performance, qu’ils ne maîtrisent pas.

Il faut remettre de l’explication, du temps long, redonner aux citoyens des éléments leur permettant de se représenter l’avenir. J’ai été frappée, pendant le Grand Débat, par le fait que les gens ne savaient pas où se situer dans la société. Jusque dans les années 70, les sociétés étaient plus statiques, les gens avaient une place. Aujourd’hui, nos concitoyens se demandent : à quoi je sers ?

La finalité des politiques publiques étant obscure, la population se recroqueville sur son intérêt immédiat. Sa vision des politiques publiques est devenue utilitariste.

Pourquoi, dans cette crise d'identité, les institutions publiques et les hommes politiques paraissent-ils plus démunis que les entreprises ?

IFP – Les entreprises sont plus proches de l’innovation et du terrain. Elles ont absorbé assez rapidement la culture numérique. Côté institutions publiques, la prise de conscience a été lente. Notre pays, centralisé, notre culture, académique et technocratique, n’aidaient pas à appréhender les environnements complexes. Dans les années 90, l’informatique, contrairement aux Télécoms, n’avait pas d’école dédiée. L’internet, pourtant largement inventé en Europe, au CERN, n’est entré que plus tard, et par la petite porte, dans l’univers de l’establishment.

Les pouvoirs publics ont longtemps vu dans l’Internet un nouvel outil de communication, avant d’apprendre à leurs dépens que cet outil, qui enregistre tout, tout le temps, pouvait être dangereux. Ils ont ensuite eu du mal à comprendre que le numérique ne se résumait ni aux GAFA, ni aux boîtes de publicité ciblée. Qu’il s’agissait d’un changement beaucoup plus fondamental, que la société toute entière devenait numérique. Mais, depuis, la prise de conscience s’est faite et nous avons pour partie rattrapé notre retard. L’administration est de plein pied dans les télé-services et l’État fait beaucoup pour les start-ups.

Vous avez beaucoup contribué à la mise en place du Règlement Général pour la Protection des Données (RGPD), dans lequel vous voyez une des réponses à la crise de confiance que nous traversons. Quels en sont les bénéfices et les insuffisances ?

IFP – Côté bénéfice, il s’agit d’abord un formidable succès politique. Totalement inespéré. Lorsque l’on a commencé à négocier le RGPD en 2012, les États-membres de l’Union étaient loin d’être tous convaincus de sa nécessité. Il a fallu les révélations d’Edward Snowden, pour que l’Europe prenne conscience de la nécessité de protéger ses données.

C’est aussi un succès diplomatique. Le RGPD est en train d’essaimer. La Californie nous a emboîté le pas et les États-Unis envisagent d’adopter une loi fédérale. L’Asie suit. L’Europe s’est donnée, par ce texte, une réelle capacité d’influence. Aujourd’hui, toutes les grandes entreprises, quelle que soit leur nationalité, qu’il y ait une loi dans leur pays ou non, souhaitent se mettent au diapason du Règlement.

Côté négatif, l’harmonisation européenne est encore loin d’être parfaite. L’Irlande n’a toujours pas sanctionné Facebook pour son accord avec Cambridge Analytica, alors que les autorités américaines viennent de le faire ! Le Luxembourg tarde à clarifier sa position sur Amazon, dont il abrite le siège. La Commission de Bruxelles, elle-même, a choisi une solution a minima lors de la mise en place de l’EDPB, le réseau des 27 « CNIL » européennes.

Peut-on réellement protéger les données personnelles sans casser le monopole des GAFA ? Et sans géants européens dans ce domaine ?

Peut-on réellement protéger les données personnelles sans casser le monopole des GAFA ? Et sans géants européens dans ce domaine ?

IFP – Démanteler les GAFA me paraît un objectif chimérique, parce que ceux-ci sont la meilleure protection des États-Unis contre la Chine. L’Europe devrait plutôt s’arc-bouter sur le respect de son droit : droit de la concurrence, droit de la consommation, droit des données personnelles, et privilégier une offre industrielle et commerciale alternative grâce à une stratégie de niche et d’excellence. La high-tech américaine, voire chinoise, collectera toujours plus de données que nous. Ce n’est donc pas sur ce terrain qu’il faut nous battre, mais sur celui de la qualité. Par exemple, se centrer sur le développement d’une IA éthique, plus robuste et durable, développer un cloud européen nous affranchissant des lois américaines.

Je ne suis pas favorable à une obligation d’identification. Internet a quand même permis, dans beaucoup de pays autoritaires, l’expression de positions contestataires.

Pour rétablir une société de confiance, ne faut-il pas renforcer la lutte contre les contenus illicites ?

IFP – Les outils sont là, la loi est très complète. Il y a des dispositifs de signalement, l’obligation de retirer les contenus illicites et le récent texte sur les contenus haineux. Il faut appliquer la loi, en scénarisant, sans doute, quelques cas exemplaires pour que chacun comprenne ce qu’il ne faut pas faire. L’intérêt de la sanction, c’est la pédagogie.

On demande aux entreprises d'être transparentes. Ne devrait-on pas, en parallèle, interdire l'anonymat sur les réseaux sociaux ?

IFP – Je ne suis pas favorable à une obligation d’identification. Internet a quand même permis, dans beaucoup de pays autoritaires, l’expression de positions contestataires. C’est aussi ça la liberté ! C’est vrai que l’Internet, en créant un sentiment de fausse distance, peut désinhiber des comportements et la parole, mais on n’y est pas vraiment anonyme. Le juge, la police peuvent retracer les gens.

Et puis, cette désinhibition n’est pas seulement liée à Internet, mais aussi à de nouveaux comportements, à la violence actuelle dans les rapports humains, à une absence de culture. Nous vivons dans une société où les professeurs mécontents ne corrigent plus les copies, où des individus en colère entravent délibérément la circulation. C’est le grand marché de la revendication individuelle, la négation du vivre ensemble. Nous avons une éducation civique à ré-instituer dans l’univers numérique. Nous avons un problème de relations collectives. Les gens ont du mal à comprendre qu’ils n’ont pas de droit de créance sur la société.

La loi sur les "fake news" peut-elle être efficace ?

IFP – Non ! Les fake news sont construites sur la viralité et sur les modèles économiques d’Internet, deux phénomènes difficiles à endiguer. L’éducation des gens est la seule réponse. L’immense masse d’informations à laquelle nous avons accès, ne doit pas nous empêcher de réfléchir et de passer de l’information à la connaissance, par l’analyse et la contextualisation. L’esprit critique et l’éducation civique sont d’autant plus nécessaires que notre société est devenue plus ouverte, plus liquide, avec de multiples appartenances. Si vous n’êtes pas charpenté, vous êtes balloté. Nous vivons dans une société « bouchon » !

Démanteler les GAFA me paraît un objectif chimérique, parce que ceux-ci sont la meilleure protection des États-Unis contre la Chine.

Au final, diriez-vous que nos sociétés seront plus libres ou moins livres, en 2030 ?

IFP – Si nous n’y prenons pas garde, nous serons moins libres. La logique intrinsèque du numérique est de nous catégoriser, pour nous servir des biens et services, ou de la sécurité. N’importe quelle collectivité locale peut aujourd’hui mettre en place un dispositif de vidéo-surveillance et, bientôt, de reconnaissance faciale. Beaucoup de gens ne jugent pas illégitime le système de notation public chinois, parce qu’il leur semble anormal que des citoyens se comportant mal, puissent profiter des mêmes services qu’eux. Si, demain, nous devons adopter un certain type de comportement pour bénéficier de services, nous ne vivrons plus dans un régime de liberté. Réponse dans 10 ans.

Propos recueillis par Pierre-Angel Gay