Aller au contenu

Quelle presse désormais ?

Médias PAROLE PUBLIQUE nov. 2020

Neutralité fictive, verticalité arrogante, pessimisme angoissant, polémiques futiles… Les médias sont le reflet d’une fragmentation accélérée de la société...

Cyrille Frank
Directeur de l’ESJ Pro Medias.

Cet article a été publié dans la revue PAROLE PUBLIQUE n°27 de novembre 2020 à découvrir ici.

Neutralité fictive, verticalité arrogante, pessimisme angoissant, polémiques futiles… Les médias sont le reflet d’une fragmentation accélérée de la société qui favorise les fake news, stimule les complotismes, discrédite les experts et coupe de leurs élites une partie croissante des citoyens. Il serait temps de modifier ce méchant cocktail qui nous empoisonne. Les journalistes commettent une erreur fréquente et très platonicienne : ils surévaluent les idées exprimées par rapport aux conditions matérielles de leur expression. Chacun a tendance - et les journalistes en particulier, concentrés qu'ils sont sur « les faits » - à se focaliser sur la teneur de ce qu’il raconte ou entend.

On oublie ce que Jakobson et l’école de Palo Alto ont parfaitement démontré : la prééminence de la relation et du contexte sur le contenu. Peu importent les arguments que vous déployez si votre interlocuteur se méfie de vous. Les mots que vous utiliserez n’auront que peu d'effet si votre attitude et le contexte les contredisent. Le langage non-verbal - expression du visage, rythme de la respiration, position du corps, distance entre les personnes - composent un décor tout aussi important que le propos lui-même.

C’est une des limites du fact-checking : la vérification des faits et la démonstration rationnelle donnent certes des arguments pour débusquer les complotistes, mais leur efficacité reste limitée, en ce sens qu'elles ne prêchent que les convertis et ignorent la forte minorité qui se situe en marge de l’information institutionnelle ou médiatique.

Dans une société du divertissement où l’information circule de plus en plus vite via les chaînes d’information en temps réel et les réseaux sociaux, le mensonge spectaculaire au parfum de nouveauté ou de scandale a beaucoup plus d’attrait et se diffuse beaucoup mieux que la terne réalité. Une étude du MIT de mars 2018 montrait que les fake news se propagent six fois plus vite sur Twitter que les vraies infos et ont 70 % de chance de plus d’être relayées.

La vérification des faits et la démonstration rationnelle donnent certes des arguments pour débusquer les complotistes, mais leur efficacité reste limitée, en ce sens qu'elles ne prêchent que les convertis et ignorent la forte minorité qui se situe en marge de l’information institutionnelle ou médiatique.

L’autre erreur majeure du journalisme est de prétendre à l’objectivité ou à la neutralité. Position intenable, régulièrement prise en défaut par les citoyens les plus combatifs. Tout récit journalistique est une construction qui repose au moins partiellement sur une interprétation subjective, ne serait-ce que dans le choix des sujets traités ou délaissés. Il incarne des choix philosophiques et politiques. Un exemple éclairant est donné par un article des Décodeurs du Monde de juillet 2019 qui s'en prend au collectif NoFakeMed : le journaliste conteste l’argument de l’innocuité des OGM ou du glyphosate sur l’homme, ou l’efficacité du nucléaire dans la lutte contre le changement climatique. Non pas que cela soit faux sur le plan scientifique, mais, souligne-t-il à juste titre, cela ne résout pas la question politique de la pertinence de leur usage. Le débat souligne en creux l’impossible neutralité du traitement journalistique : que les journalistes s’appuient sur une vision subjective du monde, il n’y a là rien de choquant. Ce qui l’est, c’est cette prétention à la vérité incontestable, cet argument d’autorité du factuel qui masque des choix et des points de vue qui doivent être discutés.

Il faut au contraire soigner davantage la relation avec les lecteurs et les citoyens, en finir avec l’information descendante, se réintéresser à leur point de vue, et surtout à leurs connaissances, leurs témoignages.

Il faut au contraire soigner davantage la relation avec les lecteurs et les citoyens, en finir avec l’information descendante, se réintéresser à leur point de vue, et surtout à leurs connaissances, leurs témoignages. Pour espérer convaincre quelqu’un d’hostile, il faut déjà l’écouter, avec un esprit ouvert, sans condescendance. Expliquer à un anti-vaccin par de purs arguments scientifiques, rationnels ou moraux qu’il commet une erreur grave est voué à l'échec. Car, la plupart du temps, cette personne ne manque ni d’arguments ni de capacité de réflexion. Il faut d’abord essayer de comprendre l’origine de la méfiance vis-à-vis des nouveaux vaccins.

Pour les médias, le développement de communautés bien modérées et bien valorisées est le meilleur moyen de susciter l’engagement et l’attachement des lecteurs pour permettre de co-produire et enrichir les contenus offerts.

Nous avons vécu de nombreux scandales sanitaires (sang contaminé, Mediator, Levotyrox…) qui mettaient en cause politiques et/ou laboratoires. Sans parler de l’amiante, de l’ESB et des nouveaux risques révélés récemment : perturbateurs endocriniens, nanoparticules… Il n’y a eu aucune explication en amont sur les nouveaux vaccins combinés obligatoires comme les vaccins hexavalents. Il ne s’agit pas d’être complaisants face aux rumeurs et fausses informations qui circulent sur la dangerosité de l’aluminium dans les vaccins, ou sur le complot de Big Pharma pour nous abuser ou nous contrôler. Il s’agit juste d’établir une relation de confiance sans mépris, fondée sur l'échange.

BFM en tête, est désormais rattrapé par CNews et LCI qui polémisent leurs formats pour rattraper leur retard d’audimat.

Pour les médias, le développement de communautés bien modérées et bien valorisées est le meilleur moyen de susciter l’engagement et l’attachement des lecteurs pour permettre de co-produire et enrichir les contenus offerts. Autant de leviers pour développer les abonnements payants devenus clés dans les modèles économiques des médias. Rappelons que 95 % de la presse française est passé sur un modèle payant ou freemium.

Il est aussi nécessaire de proposer un journalisme constructif qui ne traite pas seulement des mauvaises nouvelles. Sans tomber pour autant dans une édulcoration du monde ni un optimisme béat qui serait tout aussi déséquilibrés. Dans un monde de plus en plus inquiétant où les dangers sanitaires le disputent aux risques climatiques, il faut tâcher de naviguer entre oblitération du réel et fatalisme déprimant.

Or la course à l’échalote de l’audience déforme l’information comme on a pu le constater durant la crise sanitaire avec les non-interviews par les chaînes d’information de Didier Raoult qui a pu exposer ses théories sans contradiction parce que sa posture anti-système et anti-parisienne était très populaire. Pour le moment la recette fonctionne, notamment auprès des publics âgés et faiblement diplômés. BFM en tête, est désormais rattrapé par CNews et LCI qui polémisent leurs formats pour rattraper leur retard d’audimat. Une étude de l’INA (2013) avait déjà montré qu’entre 2002 et 2012 la France avait augmenté de 73 % le nombre des faits divers relayés ! Tant que le modèle économique de ces médias sera fondé sur les revenus publicitaires indexés sur les critères de l’audience quantitative, cela se poursuivra, malgré les cris d’orfraie d’une partie de la société civile et les rares semonces inefficaces du CSA. En attendant, ces pyromanes intéressés accentuent la désagrégation d’une société de plus en plus fragmentée, comme le démontre brillamment Jérôme Fourquet dans L’archipel français.

Pourtant, cette surexploitation d’une recette d’audience éprouvée ne suffit plus aux lecteurs. Et encore moins s’il faut bourse délier pour y accéder. Car les citoyens – gavés d’informations anxiogènes sur lesquelles ils ont le sentiment de n’avoir aucune prise - sont de plus en plus enclins à éviter l’information : 32 % évitent régulièrement ou parfois les actualités, selon l’étude internationale du Reuters Institute 2019, une augmentation de trois points en deux ans. Cette désaffection touche particulièrement les 18-25 ans qui n’ont cessé de perdre de l’intérêt pour l’actualité : moins 13 points par rapport à 1999 !

32 % évitent régulièrement ou parfois les actualités, selon l’étude internationale du Reuters Institute 2019, une augmentation de trois points en deux ans.

On peut donc espérer en finir avec la course à l’échalote de l’audience. En rééquilibrant les lignes éditoriales, en réenchantant nos imaginaires. Rien n’est encore inexorable. Des signaux apportent un peu d’optimisme. D’abord, la croissance des abonnements des journaux de référence comme le Monde, Médiapart ou rendant de réels services comme Briefme ou Contexte. Un nombre croissant de citoyens acceptent désormais de payer pour être mieux informés, surtout en ces périodes très inquiétantes sur le plan sanitaire ou climatique.

Une part croissante de la population et des jeunes en particulier n’a pas renoncé à construire un monde meilleur ni cédé aux sirènes du fatalisme.

Ensuite la persistance de médias généralistes très puissants masque la pléthore de micro-médias et de communautés très soudées autour de valeurs de rupture dans le domaine environnemental, social, économique - et souvent les trois car ces questions sont liées de manière systémique.

Ces relais d’information souvent bâtis autour d’associations et d’initiatives citoyennes montrent qu’une part croissante de la population et des jeunes en particulier n’a pas renoncé à construire un monde meilleur ni cédé aux sirènes du fatalisme. Car, ne nous y trompons pas, le désarroi des médias est aussi en grande partie le reflet de la vacuité de l’offre politique que nous subissons. Et ne saurait durer éternellement, tant l’Homme a besoin d’idéaux pour avancer.