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Le Monde : un journal dans le monde d’après

Médias PAROLE PUBLIQUE nov. 2020

Entretien avec Louis Dreyfus, président du directoire du Monde

Entretien avec Louis Dreyfus
Président du directoire du Monde.

Cet article a été publié dans la revue PAROLE PUBLIQUE n°27 de novembre 2020 à découvrir ici.

_Pouvez-vous revenir sur les axes stratégiques de votre action à la tête du groupe Le Monde ?

Louis Dreyfus - Il y a 10 ans, au moment de la recapitalisation du groupe avec Xavier Niel et Matthieu Pigasse, nous avons mis en place une stratégie autour de trois axes :

Réinvestir dans l'exigence journalistique, en considérant que nos marques étaient très haut de gamme et que notre registre d'expertise devait être plus large, avec une profondeur accrue et une capacité à dédier des journalistes sur du temps long. Fin 2010, il y avait 310 journalistes au Monde, aujourd'hui il doit y en avoir 455.

En parallèle, nous avons évidemment investi sur la mutation numérique.

La crise du Covid nous a amenés à envisager un développement de l'activité évènementielle numérique qu'on avait à peine ébauché.

Enfin, il s'agissait d'aller davantage vers nos audiences, soit traditionnelles, soit des audiences à conquérir. Avec un notamment un investissement dans l'événementiel, pour avoir une marque plus incarnée autour des grandes figures de la rédaction. L'un des rendez-vous les plus emblématiques est O21, le forum sur l'orientation, piloté par Emmanuel Davidenkoff, qui nous a permis de réaliser qu'on pouvait rassembler des milliers de personnes dans des villes comme Nancy, Bordeaux, Nantes, avec un public très désireux que Le Monde soit un acteur du débat. Dans un autre registre, nous avons investi dans des formats nouveaux, comme l'édition quotidienne sur Snapchat Discover pour aller chercher les moins de 18 ans. Ou même, au-delà des frontières « naturelles » du Monde, pour aller recruter des lecteurs dans le bassin francophone, avec un fort développement du site du Monde Afrique, qui compte plus de 30 journalistes.

_Quelle est votre analyse de l'impact de la crise sur le groupe ?

LD - La crise arrive à un moment particulier, où nous sommes en train de rassembler les équipes sur un seul site, dans notre nouveau siège, derrière la gare d'Austerlitz. Nous avions déjà déménagé le Huffington Post, Courrier International et Télérama. Et nous avons fait le choix de déménager le reste des équipes, alors que tout le monde était confiné, pour que le retour marque un nouveau départ pour tous nos salariés.

Avec la crise du Covid, notre portefeuille d'abonnés numériques, qui était déjà leader du marché, a augmenté de 50 % dans les trois mois. En revanche, parmi les diversifications, l'événementiel a subi un fort coup d'arrêt, avant de rebondir rapidement sur le numérique, en touchant au final beaucoup plus de monde. Chaque événement numérique, a généré à chaque fois entre 150 et 500 questions de lecteurs. Questions qui étaient souvent l'occasion d'articles, qui eux-mêmes ont été parmi les premières sources de recrutement d'abonnés. C'est dire l'importance et la valeur de ce type de dialogue. La crise du Covid nous a amenés à envisager un développement de l'activité évènementielle numérique qu'on avait à peine ébauché.

_Le fort développement des nouveaux formats va-t-il toujours de pair avec la qualité de l'information ?

LD - C'est un point essentiel. Il ne peut pas y avoir une utilisation de la marque Monde pour des contenus journalistiques sans que le directeur du journal ou le directeur de la rédaction n'en garantisse le niveau. Et bien sûr il faut qu'il y ait des effectifs supplémentaires, parce que ça ne peut pas se faire au détriment d'autres formats. Et c'est souvent d'autres compétences : si je prends l'exemple de Snapchat, la moitié de l'équipe est composée de motion designers, des métiers nouveaux pour nous et que nous devons intégrer au même niveau d'exigence. C'est une cellule qui dépend du directeur de la rédaction. On a lancé une expérience sur TikTok, avec une équipe vidéo qui fait du très bon travail. On invente de nouveaux formats audiovisuels, l'un d'entre eux ayant donné naissance à un documentaire qui est passé en prime time sur France 2 le 2 juin sur les féminicides. On s'autorise maintenant à beaucoup expérimenter. C'est aussi la vocation du Monde. Ce journal de référence, qui a la plus grosse rédaction généraliste en France, doit absolument aller sur d'autres formats, sans pour autant renoncer au papier.

Cet équilibre-là est fondamental. On a dépassé les 400.000 exemplaires papier vendus par jour, un chiffre que nous n'avions pas atteint depuis plusieurs dizaines d'années. Avec un contrat de lecture très clairement respecté pour nos lecteurs, des traitements sur le long terme d'enjeux majeurs… Quand on met une quinzaine de journalistes à travailler pendant un an sur les féminicides, c'est parce que la direction de la rédaction considère à juste raison qu'une enquête poussée d'un an permettra peut-être de faire évoluer les politiques publiques… Pourquoi a-t-on continué à ouvrir des postes à l'étranger, très coûteux ? Parce qu'on considère qu'on doit avoir un regard beaucoup plus précis par rapport à d'autres médias, sur la politique étrangère.

_Le Live est emblématique de cet équilibre réussi ?

LD - Le Live, c'est une cellule de quelques journalistes qui, dès qu'une actualité lui semble majeure, ouvre un espace d'information et de dialogue qu'elle met à la disposition des lecteurs. C'est une formule qui a été pris son ampleur au moment des attentats du Bataclan. La direction de la rédaction insiste sur un point auprès des liveurs, c'est de ne pas toujours répondre rapidement, par principe. On est un des seuls sites qui, par moment, peut dire « on ne sait pas ». Ou « on vous répond dès que possible ». Toujours la même exigence de fiabilité absolue et de valeur ajoutée de l'information. Avec des particularités qui sont apparues à la pratique : sur les gros événements sportifs, on ouvre un live où les internautes se retrouvent, au sens où ils ont vraiment rendez-vous. Ça devient une sorte de communauté, qui nourrit un lien entre la rédaction et les lecteurs. Il y a de l'humour, un ton à la fois décalé et professionnel, c'est très réussi.

Des métiers nouveaux pour nous et que nous devons intégrer au même niveau d'exigence.

L'avenir est au développement de nos abonnés numériques. Nous nous étions fixés un million d'abonnés numériques en 2025, tout porte à croire que nous atteindrons ce chiffre bien avant. Sinon, il faut continuer à élargir les moyens de la rédaction, traiter plus et mieux la Francophonie et donc l'Afrique et être, au final, une des quatre ou cinq marques mondiales en termes d'information généraliste.

 

Propos recueillis par Laurent Riéra, directeur de la communication Rennes-Rennes Métropole