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La communication interne face à la déstabilisation du travail, des organisations et des salariés

Acteurs PAROLE PUBLIQUE nov. 2021

Nicole D’Almeida, professeure à Sorbonne-Université (Celsa), chercheure au GRIPIC

Nicole d'Almeida
Nicole D’Almeida, professeure à Sorbonne-Université (Celsa), chercheure au GRIPIC

Cet article a été publié dans la revue PAROLE PUBLIQUE n°28 de novembre 2021 à découvrir ici

La crise sanitaire s’est imposée à nous comme une crise globale, affectant tous les points de la planète, secouant les sociétés, les économies, les institutions, les organisations et les individus au point de constituer une expérience à échelle inédite, à la fois commune et différenciée. Moment d’ébranlement des vies, de réévaluation des manières de vivre et de travailler au cours duquel les tendances latentes apparaissent au grand jour. Moment où le télétravail, marginal jusqu’alors, s’impose à tous, obligeant à une révision de la coordination de l’action et des personnes.

Le confinement imposé strictement dans un premier temps a radicalement déplacé l’espace des activités et des organisations désormais implantées au domicile de chacun. Pour tous les métiers exerçables avec un ordinateur et un wifi, s’est opéré un déplacement de l’espace et du temps : l’entreprise et ses attendus ont été soudainement et totalement installés chez soi. La fusion, confusion des espaces s’est opérée, les corps et relations au travail se sont éloignés suscitant un risque d’étiolement.

Toutes les composantes du travail sont déstabilisées dès lors que voles en éclat l’unité de lieu, d’échanges et de temps. Le travail s’exerce hors sol, seul, à distance des autres, sans autre lien que technique. Le travail dont les contours étaient devenus très flous au cours des années précédentes fait alors l’objet d’une remise à plat radicale, dans son déroulé, son sens, son utilité et dans la sociabilité qu’il permet. Une révision, une méfiance voire des refus du travail tel qu’existant dans « le monde d’avant » émergent à travers la planète et se développent via les réseaux sociaux. Le mouvement Tang Ping en Chine où de jeunes travailleurs refusent le rythme 996 (travail de 9h à 21h six jours par semaine), revendique une vie oisive, en position allongée, échappant au monde de la consommation et de l’effort. Le mouvement Quitmyjob est développé sur TikTok par de jeunes américains qui refusent les « bullshit jobs » et rendent publique et virale leur acte de démission.

D’autres mouvements s’affichent prônant une vie digital nomade, quittant villes et bureaux, proposant de vivre de manière frugale en travaillant dans des lieux à haute qualité de vie (Canaries, Madeire, Grèce etc). Le changement lié à la vie en période Covid est voulu par les uns, subi par les autres : ceux qui pour des raisons familiales, financières ou autres télétravaillent comme ils le peuvent, entre canapé et enfants cinq jours sur cinq d’abord puis trois jours puis un peu moins, en fonction des accords passés dans les entreprises ou des mesures prises par le législateur.

Toutes les composantes du travail sont déstabilisées dès lors que voles en éclat l’unité de lieu, d’échanges et de temps.

Le télétravail sort de son cadre initial, tel que défini dans l’accord national interprofessionnel du 19/07/2005, où il s’inscrit dans une perspective de qualité de vie au travail, puis conforté notamment dans la fonction publique dans la loi de mars 2012 puis le décret de 2016 et l’accord de juillet 2021. Le télétravail n’est aujourd’hui plus conçu comme une exception mais comme un mode l’organisation comme un autre, recélant des attendus positifs en termes d’impact environnemental et territorial et d’attractivité des compétences et des personnes. Sa généralisation soudaine agit comme un révélateur de paradoxes et de complexité, cadre dans lequel la communication interne prend un nouveau relief. Les perspectives de coopération agile fondée sur l’autonomie des salariés suscitées par l’installation ce que l’on appelait (il y a 20 ans) les « nouvelles » technologies de communication sont revues à la baisse dès lors que le bien-être mental psychique et la santé mentale s’avèrent compromis et cela à large échelle et tous niveaux confondus (les cadres étant statistiquement les plus affectés). À la réconciliation tant rêvée des vies personnelle et professionnelle succèdent un sentiment d’isolement et l’expérience d’une détérioration possible des relations avec les collègues, avec les managers voire avec l’organisation.

Le cas de l’enseignement est assez révélateur de la révision des promesses liées aux technologies et de la nécessité d’un collectif d’apprentissage. La promesse d’un enseignement dématérialisé, dispensé via des Moocs, ouvrait pour certains une nouvelle ère et marquait dans les années 2000 l’annonce de la disparition possible, en partie ou en totalité, des lieux, groupes et animateurs de formation. On a pu penser qu’une prise électrique, un ordinateur et un accès wifi suffisaient pour apprendre ou pour travailler. L’échec des Moocs a fait rebondir la question de la formation et invité à repenser le rééquilibrage des temps et des lieux et de l’articulation individu-groupe. Ceci a conduit à définir des temps collectifs basés sur une activité-implication plus forte des participants, à créer des lieux d’échanges spécifiques, des espaces collaboratifs communs où s’articulent formel et informel. Quasiment toutes les grandes universités dans le monde ont revu leur organisation spatiale au point d’ailleurs de faire de ces common spaces un argument fort de leur image et de leur attractivité.

Les entreprises ont partagé elles aussi cette croyance dans la toute-puissance des outils.

Les entreprises ont partagé elles aussi cette croyance dans la toute-puissance des outils, dans la capacité de ces derniers à relier, fluidifier, mettre en commun, etc. La période Covid a été marquée par une accumulation sans précédent d’outils et par une intensification des usages digitaux : messageries instantanées, réseaux sociaux internes, digital work places, newsletters etc … Le recours à Zoom ou Teams (outils qui existaient déjà) a littéralement explosé. Un effort technique intense a été mené afin d’organiser la présence dans l’absence. À l’opposé, la question du management et de son rôle dans la gestion de la distance n’a pas fait l’objet d’un tel investissement, point notable... Dans un monde du travail marqué par une culture de la présence, la question du e-management n’a pas été posée massivement ni publiquement. Elle semble avoir été vécue sur un mode ad hoc alors que la fonction managériale d’organisation, de suivi in situ des manières de travailler a changé radicalement à l’heure du travail à distance forcé. En période Covid, il n’est plus question de manager la présence par la présence mais d’organiser l’absence, perspective tout autre … Le suivi managérial concerne alors moins les individus, les équipes physiquement absentes et leur manière de travailler que la performance et le résultat. On comprend, dès lors, les chiffres alarmants publiés récemment sur le niveau de santé mentale des cadres. La peur de perdre le contrôle, l’incertitude d’une relation de confiance a priori ont très certainement étreint plus d’un manager.

La coordination par des technologies avancées a révélé ses limites, elle a saturé, épuisé, isolé bon nombre de salariés et montré le besoin de collectif et de médiations humaines. La régulation de l’éloignement a été assurée tant bien que mal par le management, elle a été l’occasion pour les syndicats d’être forces de propositions et de vigilance. Entre médiation technique et médiation humaine, la communication interne a joué un rôle important dans sa capacité à maintenir du lien ou recréer du commun par une production intensive de messages et une livraison d’outils de communication.

La coordination par des technologies avancées a révélé ses limites, elle a saturé, épuisé, isolé bon nombre de salariés et montré le besoin de collectif et de médiations humaines.

Fonction équipée, professionnalisée, la communication interne doit à présent tirer les enseignements d’une période aussi singulière et accompagner le défi du moment à savoir le retour sur site des personnels. Ses missions classiques (articuler les niveaux individuels, collectifs, organisationnels, susciter le partage d’une stratégie et d’une vision) se doublent d’une mission nouvelle de développement des échanges et de mise en visibilité des métiers. Organiser la présence devenue plus rare des salariés, c’est retrouver la densité communicationnelle de la situation de face à face, c’est retrouver la force de l’échange oral, de la rencontre qui prévient ou dissipe les malentendus liés à une cascade de messages à distance. C’est aussi repenser les lieux de l’échange et adapter l’espace au besoin d’être et de travailler ensemble : il s’agit d’organiser le commun dans une configuration spatiale revue. Sur ce point, les transformations en cours sont importantes : si le ratio nombre de mètres carrés par salarié n’a cessé de diminuer au cours des dernières années, l’heure est aujourd’hui au développement de common spaces, de lieux d’échanges formels et informels, de réunions, rencontres, discussions. Et l’on voit ci et là se créer des directions de l’environnement de travail qui repensent et remodèlent l’économie des échanges et des activités (souvent en lien avec les acteurs de l’immobilier et du design intérieur dont tous les efforts se concentrent aujourd’hui sur ce point).

Last but not least, la phase Covid a vu s’affirmer de manière forte la question de la valeur et de la visibilité/lisibilité de l’action de chacun. La valeur ajoutée supposée ou réelle des postes de travail a été posée, mise en doute et ici et là réévaluée ce qui est un point de déstabilisation forte pour les individus et pour l’organisation. Dans cette perspective, il est important de coupler visibilité et utilité, de faire connaître tous les métiers et de relier ainsi ce qui a été disjoint. Comme le management, la fonction communication interne apparait bien comme l’un des garants et l’un des architectes du maintien du lien social en organisations. Il lui revient aujourd’hui d’organiser de la continuité dans la contiguïté, du commun dans le disjoint, de la confiance dans la défiance.

Il s’agit d’organiser le commun dans une configuration spatiale revue.