Aller au contenu

De la défiance institutionnelle au refus du port du masque

Comprendre PAROLE PUBLIQUE nov. 2020

La question des masques de protection a, depuis le début de l’épidémie de la Covid-19, constitué un problème majeur pour le gouvernement français.

Antoine Bristielle
Professeur agrégé de sciences sociales, chercheur en science politique à Sciences Po Grenoble, expert associé à la Fondation Jean Jaurès

Cet article a été publié dans la revue PAROLE PUBLIQUE n°27 de novembre 2020 à découvrir ici.

La question des masques de protection a, depuis le début de l’épidémie de la Covid-19, constitué un problème majeur pour le gouvernement français. D’abord déconseillé, puis interdit dans un contexte de pénurie, le port du masque a finalement été rendu obligatoire dans les lieux publics fermés courant juillet, avant de le devenir également en extérieur dans certaines municipalités. Encore marquée par le souvenir de huit semaines de confinement et devant des signaux de plus en plus alarmants annonçant le début d’une seconde vague épidémique, une large majorité des Français approuve ces mesures. Selon les données d’un sondage BVA réalisé début septembre, « seulement » 13 % des Français s’opposent assez fortement à l’obligation de port du masque dans certains lieux publics ouverts quand 4 % de la population s’oppose également à son obligation dans les lieux publics fermés.

Mais qui sont ces militants anti-masques ? Quelles sont leurs caractéristiques, pourquoi se mobilisent-ils et qu’est-ce que leurs revendications disent, en creux, de nos démocraties ? Notre enquête, menée par questionnaire sur plus de 1000 membres de ces groupes, et à retrouver en intégralité sur le site de la Fondation Jean Jaurès, tente de répondre à l’ensemble de ces questions.

2 % ont confiance dans les informations présentes à la télévision

La caractéristique principale des militants anti masques est sans surprise leur très forte défiance envers les institutions politiques et médiatiques de notre pays. À titre d’exemple, seulement 6 % d’entre eux ont confiance en l’institution présidentielle, 2 % dans les partis politiques et 2 % dans les informations présentes à la télévision. Cette défiance institutionnelle massive se manifeste également par un fort attrait pour les positionnements « populistes », c’est à dire par un rejet des élites politiques jugées corrompues et au contraire par une valorisation du pouvoir direct du peuple, considéré lui, par essence, comme vertueux. Ils sont ainsi 76 % à préférer être représentés par un citoyen ordinaire plutôt que par un responsable politique professionnel, soit près de 20 points de plus par rapport à ce que l’on observe dans la société française.

95 % pensent que le gouvernement s’immisce beaucoup trop dans notre vie quotidienne

Cette forte défiance institutionnelle se cumule avec un fort attrait pour les théories conspirationnistes. Ils sont ainsi près de 65 % à croire en au moins la moitié des thèses les plus complotistes, comme la présence des illuminatis, la théorie du grand remplacement ou l’existence d’un complot sioniste à l’échelle mondiale. Cet attrait pour les théories conspirationnistes se remarque également lorsque l’on demande à ces anti-masques d’expliquer les raisons de leur mobilisation. Si la première raison invoquée concerne typiquement le masque, jugé inutile voire dangereux, une seconde raison est rapidement invoquée : l’épidémie serait en fait terminée voire n’aurait jamais existé et le masque ne serait qu’une « muselière » imposée par les gouvernements afin de tester la servilité de la population dans le but d’instaurer par la suite un nouvel ordre mondial dans lequel les citoyens seraient privés de liberté.

28 % des Français s’informent prioritairement sur internet et les réseaux sociaux, mais 78 % des anti-masques le font.

Il faut en effet bien se rendre compte qu’avec la défiance institutionnelle, la valorisation de la liberté individuelle est un motif déterminant dans la mobilisation des anti-masques. Entre la sécurité sanitaire et le respect de la liberté, les anti-masques choisissent clairement le second aspect. Ainsi, 87 % des anti-masques interrogés sont d’accord avec l’idée selon laquelle la société fonctionne mieux lorsqu’elle laisse les individus prendre la responsabilité de leur propre vie sans leur dire quoi faire. 95 % pensent que le gouvernement s’immisce beaucoup trop dans notre vie quotidienne, 59 % que chacun devrait être libre de faire ce qu’il veut. D’ailleurs ces attitudes libertariennes expliquent en grande partie le profil des individus se mobilisant sur ces questions. En effet, lorsque l’on s’intéresse aux caractéristiques socio-démographiques de ces militants anti-masques les résultats sont extrêmement déroutants tant ils ne correspondent pas aux personnes habituellement les plus défiantes, les plus populistes et conspirationnistes.

Nous avons à faire dans notre cas à des personnes assez éduquées avec en moyenne un bac +2, plutôt âgées et provenant de catégories sociales supérieures. Or les différentes études menées outre-Atlantique montrent assez clairement que les individus aux attitudes libertariennes ont généralement un niveau d’étude et de salaire élevé et qu’ils proviennent des catégories sociales supérieures, soit le profil exact des anti-masques dans notre étude. La question des masques vient ainsi mobiliser les catégories libertariennes de la grande masse des défiants.

Le comportement médiatique des anti-masques est lui aussi tout-à-fait singulier et n’est pas sans être fortement relié à leur défiance institutionnelle. En effet, la très faible confiance que ces personnes peuvent avoir envers les différents médias classiques les pousse à envisager des formes alternatives d’information. 28 % des Français s’informent prioritairement sur internet et les réseaux sociaux, mais 78 % des anti-masques le font. Or les réseaux sociaux en général et les groupes Facebook en particulier, fonctionnent comme de véritables bulles cognitives dans lesquelles les arguments adverses n’ont plus de place.

Les crises ne créent pas des individus défiants, elles vont simplement mobiliser des individus ayant de base de fortes prédispositions à ce genre de positionnement et d’engagement.

Ces espaces en ligne permettent aux individus d’avoir un « raisonnement motivé ». Comme le définissent les psychologues sociaux, cela signifie rechercher en permanence des raisons et des arguments afin de se construire une cohérence idéologique concernant une croyance établie en amont. Pour le dire autrement, ce n’est pas sur les groupes Facebook que les personnes deviennent anti-masques. Leur forte défiance institutionnelle teintée de complotisme les pousse en effet de prime abord à refuser le port du masque. Mais leur présence sur les réseaux sociaux leur permet de récolter toute une série d’arguments qui vont conforter cette croyance. Dans ces conditions, elles ont toutes les cartes en main pour agir comme de véritables leaders d’opinions au sein de leurs cercles sociaux, en mobilisant toute une série d’arguments obtenus sur ces groupes Facebook.

Si en temps normal les institutions parviennent à fonctionner malgré ce défaut de légitimité, la situation se complexifie largement en période de crise exceptionnelle.

Fortement défiants envers les institutions politiques et médiatiques, ayant un fort attrait pour les théories populistes et complotistes, les anti-masques nous montrent en creux les faiblesses de nos démocraties contemporaines. Les crises ne créent pas des individus défiants, elles vont simplement mobiliser des individus ayant de base de fortes prédispositions à ce genre de positionnement et d’engagement.

Comme le montrent les différentes enquêtes d’opinion, tout comme l’augmentation massive de l’abstention électorale, la défiance institutionnelle a considérablement augmenté lors des précédentes décennies. Seuls 13 % des Français ont ainsi confiance dans les partis politiques, 34 % dans l’institution présidentielle et 29 % dans les informations présentes à la télévision. De même, l’attrait pour les théories populistes touche une large majorité des Français, tant les élites politiques sont vues avec une suspicion croissante. En moyenne 66 % des Français adhèrent aux différentes théories populistes comme le fait que ce devrait être le peuple et non les élites politiques qui devrait prendre les décisions politiques les plus importantes. Dans ce contexte où les institutions sont décriées et où la parole des élites est perçue avec beaucoup de méfiance, l’attrait pour les théories les plus complotistes se trouve favorisé.

43 % des Français pensent par exemple que le gouvernement est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour cacher la réalité sur la nocivité des vaccins. Nous vivons en effet dans une société de la défiance et si les anti-masques se singularisent du reste de la population en apparaissant comme des « super-défiants », cela ne doit néanmoins pas faire oublier à quel point cette défiance institutionnelle est partagée par une large partie de la population française. Si en temps normal les institutions parviennent à fonctionner malgré ce défaut de légitimité, la situation se complexifie largement en période de crise exceptionnelle où des efforts plus importants vont être demandés à la population. Dans ces circonstances, les mesures prises sont perçues avec un large scepticisme et sont à même de mobiliser des franges importantes de la population. Cela s’était constaté au moment de la crise des gilets jaunes, lors de laquelle une fraction non négligeable des classes populaires et du bas des classes moyennes s’était mobilisée sur un mot d’ordre d’égalité et de justice sociale. Cela se constate à nouveau lors de la crise de la Covid-19 au sein des classes supérieures au nom du respect de la liberté individuelle.

Ne pas oublier à quel point cette défiance institutionnelle est partagée par une large partie de la population française.

Sans traitement en profondeur des insuffisances de nos institutions, il est fort à parier que des épisodes de même nature voient le jour. Et le prochain est peut-être plus proche qu’on ne le pense : 96 % des anti-masques déclarent qu’ils refuseront de se faire vacciner le jour où un vaccin contre la Covid-19 sera disponible.