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Averroès : le discours décisif

Mémoires PAROLE PUBLIQUE nov. 2021

Pascal Martin, mission numérique, Caisse nationale d’allocations familiales (Cnaf)

Pascal Martin
Mission numérique, Caisse nationale d’allocations familiales (Cnaf)

Cet article a été publié dans la revue PAROLE PUBLIQUE n°28 de novembre 2021 à découvrir ici

En mars dernier, lors de la « Matinale » de Communication publique avec Jacques Attali, nous traitions de la confiance dans la presse en lien avec son dernier livre sur l’Histoire des médias. Allusion a été faite à un discours celui d’Averroès en 1190 : « le discours décisif ». J’ai voulu en savoir plus. Lecture faite, j’essaie ici de vous en transmettre les principales idées au travers du prisme du communicant public. Avec un décalage de 820 ans !

Né à Cordoue en 1126 - an 520 de l’Hégire - Ibn Rushd est principalement médecin à la cour des souverains almohades mais aussi cadi, juriste, philosophe et commentateur. Il est, pour Ernest Renan, le dernier penseur de l’Espagne musulmane, pour ne pas dire de l’Espagne occidentale. Il a laissé une œuvre capitale dans tous les domaines du savoir. Il symbolise « l’Age d’or » de l’Espagne musulmane qu’il est de coutume d’appeler al-Andalus.

Dans la première partie de l’ouvrage, l’objet du discours est énoncé sous forme de questions, ce qui marque clairement la nature juridique du texte. Il s’agit de traiter du statut légal de la philosophie ou plus exactement de l’étude de la philosophie.

Dans la deuxième partie, Averroès cherche à répondre aux objections contre la thèse de l’obligation de philosopher. Au cœur de cette problématique, il s’interroge sur la possibilité d’une discordance entre les enseignements de la philosophie et ceux de la Révélation, dont celle sur l’hétérodoxie* factuelle alléguée par certaines thèses philosophiques.

Dans la troisième partie, ayant posé la finalité de la Révélation, il cherche à faire comprendre l’art d’enseigner la science vraie et la pratique vraie. Nous approchons de fait de la réflexion commune actuelle sur la confiance et la nécessaire communication qui s’y rattache. Averroès s’emploie à classer les arguments du point de vue de l’interprétation. Il nous permet par son raisonnement d’aborder la véracité d’une démonstration, l’une des nécessités pour créer de la confiance dans un discours.

Le point de départ du discours décisif est la doctrine dite de la « double vérité ». Elle peut paraître a priori absurde. Mais Renan y voit l’émergence du premier homme moderne, car c’est là que, de fait, se dessine l’idée même de l’humanisme. La foi est laissée de côté au profit des arguments qui permettent la discussion publique. On adopte ainsi une matrice d’harmonisation de la vérité comme foi en quelque chose et de la vérité au sens philosophique c’est à dire au sens de celui qui réfléchit, qui raisonne et ne reconnaît pas d’emblée comme une donnée de vérité les textes révélés ou les idées toutes faites.

La foi est laissée de côté au profit des arguments qui permettent la discussion publique.

Transposé dans le monde actuel de la communication, l’exercice est périlleux : il s’agit de s’imaginer que le « sage » - celui qui va prendre la parole - peut et doit tout comprendre à partir du seul raisonnement. Il aura comme devoir de transmettre, d’enseigner ses connaissances. Ainsi, ceux qui prennent la parole, ceux qui communiquent, se doivent d’avoir ce rôle d’analyse et de transmission des actions professionnelles qu’ils mettent en œuvre. À l’échelle des communicants, cette transmission doit pouvoir se faire auprès de nouvelles générations dans les écoles de communication ou par des prises de paroles lors de colloques.

Il existe une distinction entre les méthodes d’expression : la méthode narrative, utilisée par ceux qui détiennent la législation révélée pour l’établir auprès du commun des publics ; la méthode démonstrative dont use le professionnel pour asseoir son autorité et affirmer son savoir auprès de ceux pour qui il travaille.

L’ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine, la haine conduit à la violence, voilà l’équation.

Alain De Libera, le spécialiste de la pensée d’Averroès, nous amène à comprendre la place singulière qu’il occupe, au centre d’un dispositif combinant contradictoirement reconnaissance et dénégation. Mais, finalement, une place assez réduite dans l’histoire des pensées modernes, symptôme d’une maladie de l’histoire occidentale : l’occultation de sa part philosophique arabe et juive. Cela est emblématique du statut fait à la pensée arabo-musulmane dans l’histoire de la formation à la conscience européenne. Avec son double destin de maître et d’étranger, Averroès est le révélateur du mouvement d’inclusion/exclusion qui, à la source même, habite la rationalité européenne.

Je ne peux que vous inviter à découvrir ou relire Averroès, à faire entendre les questions qu’il pose, afin de saisir ainsi la pluralité des formes de rationnels. Malgré le décalage du texte ancien par rapport aux réalités de nos métiers actuels, cette approche devrait inspirer aux communicants l’idée de faire le pas de côté nécessaire dans nos métiers et de s’en servir pour regagner la confiance de nos publics… et envers nos publics.

Il nous faut apprendre à revisiter dans nos quotidiens de communicants ces textes que nous ne remettons plus en cause, ces « Vérités » que nous tenons pour acquises parce que nous y croyons depuis si longtemps, alors que nous devrions apporter plus de réflexion, de pensée contradictoire, pour en démontrer la véracité et en faire accepter les contenus par une démonstration vraie dans notre action quotidienne de communicants.

Et c’est aussi en cela que se révèle la dimension stratégique de nos métiers, celle que nous avons entre nos mains et qu’il ne faut jamais considérer comme acquise mais qu’il s’agit de faire croître et embellir chaque jour davantage.

En guise de conclusion - et de formidable encouragement - Averroès nous livre une maxime « L’ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine, la haine conduit à la violence, voilà l’équation ».

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* Hétérodoxie : relatif à toute action, tout acte qui s’éloigne de ce qui serait appliqué par le plus grand nombre. C’est une forme de non-conformisme.